Art'cam - 2018
L'année précédente, Eric, son responsable, lui avait demandé s'il serait intéressé par le pilotage d'un groupe d'apprentis qui devaient créer une mini-entreprise pour le temps d'un concours.
Pierre accepta avec enthousiasme sans trop savoir comment il ferait, ni comment il travaillerait avec l'autre formateur préposé à cette mission. On était en décembre et les choses en restèrent là après une réunion d'information à Reims. Il put y assister au numéro courant dans toutes les réunions de celui qui avait déjà une expérience dans le domaine, en l'occurrence un collègue qui avait déjà géré sa propre entreprise.
Chacun étant pris par ses occupations, ce projet revint dans les tuyaux, pour reprendre l'expression consacrée. C'est-à-dire qu'il sortit un peu de l'esprit de tous sauf de la responsable au niveau régional. Celle-ci demanda début février où en étaient les mini-entreprises que la structure allait présenter à ce concours dont la première épreuve avait lieu fin avril. Cette question anodine relança tout le processus et ses responsables directs demandèrent à Pierre comment il voyait les choses. Il avait son idée et l'exposa.
Il souhaitait que ce groupe regroupe plusieurs compétences et donc des apprentis issus des différentes sections. Les délais étaient courts et il voulait des apprentis déterminés, parmi lesquels se présenteraient les volontaires. Il voulait aussi un local attitré pour ce groupe de projet, un lieu où ils pourraient se réunir et où ils pourraient entreposer leur matériel et leurs pièces. Les délais étaient courts et ses demandes furent acceptées sans sourciller.
La mini-entreprise tint sa première réunion dans un mobil home inutilisé depuis des années qui servait théoriquement de salle de cours d'appoint. Durant cette réunion d'ouverture, les règles furent précisées: les heures dédiées à cette entreprise ne pourraient être prises sur les heures de cours hormis les heures d'atelier sur autorisation de leur formateur. Puis l'assemblée réfléchit à ce qu'elle voulait faire et l'idée vint finalement d'Anaïs qui proposa de fabriquer des lampes à partir de pièces de moteurs. L'idée plut aux autres qui dans la foulée la nommèrent responsable commerciale. Il est vrai qu'elle était dynamique, manuelle et déterminée. En plus, elle avait déjà des réseaux pour récupérer les pièces, étant elle-même fan de mécanique automobile. Le formateur en viendrait bientôt, comme la plupart des apprentis d'ailleurs, à la considérer comme le plus sûr avis du Centre en matière de pannes et d'entretien de voitures. Le nom de la mini-entreprise fut également adopté ce jour : Art'cam était née. Killian fut chargé d'en concevoir le logo.
Ses collègues murmurèrent quelque peu… le fait de sélectionner des jeunes et pas d'autres avait créé des jalousies au sein des sections, le fait que les mini-entrepreneurs utilisent les heures d'atelier à avancer sur leur projet également, même si Pierre avait bien insisté auprès d'eux et des collègues concernés sur le fait qu'ils ne devaient le faire qu'après accord du chef d'atelier. De plus, quelques-uns d'entre eux n'hésitaient pas à faire main basse sur des outils desdits ateliers pour avancer plus rapidement sur le décrassage des arbres à came et des volants de direction.
Le responsable de l'atelier en question en vint à adresser un mail à son collègue. Dans un premier temps, ce mail avait provoqué l'irritation de Pierre d'autant que le collègue en question était censé suivre et superviser à ses côtés Art'cam. Il avait accepté cette tâche pour ne pas la refuser à sa direction mais il en avait laissé la réalité à Pierre, ce qui il est vrai arrangeait ce dernier. Dans un second temps, il dut admettre que les remontrances de son collègue par rapport aux apprentis étaient justifiées et il les recadra pour leur irrespect des règles d'usage d'un milieu professionnel. Il les recadra d'autant plus sèchement qu'en son for intérieur il ne pouvait totalement désapprouver l'enthousiasme des jeunes gens (et que par ailleurs, le "pillage" des outils est la plaie de beaucoup d'entreprises où les apprentis ne sont pas les derniers à voir leurs outils disparaître au premier manque de vigilance de leur part).
Mais il ne voulait pas qu'on put enterrer cette idée qui lui paraissait géniale à plus d'un titre pour des motifs aussi secondaires. Pour les apprentis tout d'abord elle constituait un challenge et une occasion de mise en œuvre réelle et publique de leurs compétences et de leurs savoir-faire. Pour les formateurs, elle offrait l'occasion de voir leurs apprentis s'épanouir en donnant une application concrète et dans le centre aux connaissances et compétences qu'ils leurs transmettaient. Pour le centre de formation il lui permettait de faire savoir un dynamisme et une différence pédagogique qui pourraient le démarquer de concurrents qui commençaient à se profiler.
Ses raisons étaient les siennes mais les apprentis aussi lui semblaient attachés à ce qu'Art'Cam soit un succès. Il leur expliqua comme à des partenaires que si on voulait qu'Art'cam aille au bout, il ne fallait pas qu'on puisse reprocher quoi que ce soit à ses membres.
Il les estimait comme des partenaires car il ne voulait pas les diriger. Pour cela, il avait fait l'effort de ne pas avoir d'idée sur ce qu'Art'cam devait produire ni sur la stratégie qu'elle devait suivre tant que cela ne la mettait pas en porte à faux avec la politique de l'établissement. Il ne voulait pas avoir d'idée car il se méfiait de sa tendance à vouloir les imposer dans un groupe. Dans le cas présent, il ne voulait pas se retrouver à conduire le groupe. Il voulait à toute force sortir de sa posture magistrale pour se cantonner à une posture de référence en matière technique. Or son domaine technique était l'art d'avancer une idée en louvoyant entre les obstacles et d'identifier les obstacles, même s'il avait peu utilisé cette compétence jusqu'à présent, il est vrai, d'autant qu'il avait souvent manqué du recul nécessaire sur lui-même pour l'appliquer correctement.
Cette méthode fonctionnait. Ses partenaires couraient dans tous les sens mais au final une direction était tenue et fait unique dans sa carrière, il devait courir après eux et ne pas les traîner. Cela seul suffisait à lui indiquer qu'une partie du pari était déjà gagnée.
Un premier show eut lieu lors duquel ils devaient présenter leur projet. A ce moment ils n'avaient qu'un croquis grand format dessiné au crayon de papier qui visuellement n'était pas des plus probants pour une conférence mais le dynamisme d'Anaïs et la rigueur pince sans rire d'Alexis avaient séduit le public.
Le second show avait été le concours régional. Leur premier exemplaire était prêt, il était déjà vendu mais leur acheteuse qui n'était autre qu'une des promotrices du projet au sein de l'entreprise avait accepté de le leur laisser jusqu'à la fin du concours. Ils avaient enfin du concret à proposer, en tout cas en ce qui concernait l'objet lui-même. Pour tout le reste on n'était encore largement au stade des prospections, des études de marché, des projets d'amélioration, bref on était sur du vent mais ils le vendirent à le perfection. Pierre avait alors connu son second moment de fierté lié à Art'cam: ses partenaires pouvaient se passer de lui. Hormis lors de l'installation du stand, il put se promener tranquillement sur les autres stands et laisser ses poulains tenir la boutique. Pour reprendre un terme qu'il utilisait aussi pour parler de ses enfants, il pouvait regarder ailleurs sans crainte. Il eut la confirmation de sa chance quand il vit l'autre mini-entreprise présentée par son centre, avec un projet techniquement plus ambitieux mais dont les deux formateurs devaient surveiller en permanence le groupe d'entrepreneurs. Trop nombreux et sans doute désinvestis par l'investissement de leurs formateurs, ils se dispersaient ou tournaient en rond. Face à cela, Pierre pouvait présenter à Sandrine, l'une des autres promotrices, une équipe restreinte mais qui irradiait le professionnalisme et la joie. L'année précédente, elle faisait déjà partie des personnes devant qui il avait présenté ses projets de séances bâties autour de son jeu de plateau et elle avait déjà été séduite.
La journée était déjà un succès pour le formateur, elle le fut pour Art'Cam également qui remporta la première place devant des habitués. Le retour en bus fut gênant pour Pierre et l'aurait été pour quiconque aurait un peu trop été bercé par les valeurs chères à Coubertin. Certains des membres d'Art'Cam, soit par esprit de revanche sur l'image qu'ils sentaient qu'on se faisait des apprentis ou peut-être d'eux-mêmes, soit par contamination de l'esprit potache et volontiers taquin qu'on trouve dans le milieu des jeux en ligne et des réseaux sociaux eurent le triomphe peu discret et le bus transportait également certains de leurs concurrents moins chanceux. Les plaisanteries n'étaient pas à proprement parler des moqueries ouvertes mais elles étaient parfois aussi voilées qu'une danseuse du ventre. Ils avaient certes l'excuse d'avoir la fierté d'aller en finale nationale, qui se tenait cette année-là à la Cité des Sciences, à Paris.
Pour ce troisième round, l'équipe, en raison du matériel qu'elle devait emporter (une lampe pesait par elle-même environ une petite vingtaine de kilos) obtint la location d'un minibus par la direction. Pierre en était heureux, ne serait-ce que pour ne pas avoir à partager un bus avec des équipes qui auraient peut-être encore le souvenir de la demie-douzaine d'énergumènes qui les avaient narguées un mois plus tôt, cela pour l'aller. Il appréhendait aussi un retour après une possible défaite et le retour de bâton en termes de plaisanteries qu'auraient à subir ses poulains, sans aller jusqu'à imaginer les soucis si l'un de ses taquins n'avait d'aventure pas le sang-froid pour supporter lesdites plaisanteries et prenait un coup de sang. Cependant il lui faudrait affronter une appréhension qu'il avait depuis la dernière fois qu'il était allé à Paris, pour l'anniversaire d'une copine des Péchés, c'est-à-dire plus de vingt ans plus tôt : conduire dans Paris. Et ce ne serait pas précisément une petite voiture.
L'aller avait cependant été joyeux et sans trop de problèmes, si l'on exceptait la lenteur du GPS à se mettre à jour dans un environnement urbain requérant un changement de file tous les cinq ou dix mètres, et la lenteur encore plus grande à recalculer un itinéraire après un ratage de tournant. Il préféra cependant confier la manœuvre de stationnement à Elian qui avait plus que lui l'habitude des véhicules de ce gabarit. L'hôtel qui avait été réservé par les organisateurs du concours se trouvait du côté d'Aubervilliers.
Les Ardennais avaient été surpris par Paris. Ils n'avaient pas manqué de remarquer que les voitures étaient en général de marque mais toutes avaient au moins une éraflure. Surtout le quartier leur donnait l'impression d'être moins rutilant, moins propre, moins lisse que dans leur imaginaire. Même pour ceux qui étaient déjà allés dans la capitale, c'était une surprise. Pour Pierre, certains trottoirs par leur délabrement et leur aspect poussiéreux rappelaient vaguement le tiers-monde, un sentiment qu'il avait déjà éprouvé à Héraklion dans les quartiers moins touristiques de la ville. Les gens qu'ils croisèrent leur parurent non pas exotiques ou étrangers comme on aurait pu le croire, mais juste ordinaires, éloignés de l'image commune de la Parisienne ou du Parisien telle qu'on peut se la faire. Ce n'étaient finalement pas plus qu'eux des gravures de mode.
Ils défendirent vaillamment Art'Cam le lendemain. Ils répondirent avec modestie, professionnalisme et bonne humeur à des critiques que Pierre trouva parfois totalement déconnectées du bon sens ou contradictoires les unes aux autres. Ils se débrouillèrent avec une coupure d'électricité pour mettre en valeur leur lampe électrique. Ils mirent en valeur le recyclage dont étaient issus les composants de leur lampe ainsi que les circuits de distribution dont ils oublièrent de parler au conditionnel pour en parler à l'indicatif.
Durant la matinée, Anaïs vint voir Pierre pour parler à nouveau d'un sujet que ce dernier avait posé sur la table quelques jours auparavant à savoir la pérennisation d'Art'Cam qui en l'état était un beau bébé mais dont il restait à faire une vraie structure commerciale qui pourrait le cas échéant être développée les années suivantes. L'idée de Pierre était qu'elle pourrait générer des revenus qui permettraient le développement à moindre coût d'une association de la vie apprentie, calquée sur les bureaux étudiants qu'il avaient pu voir à l'université. Cette idée rencontrait les désirs de la direction qui aurait aimé voir se développer un réseau des apprentis et anciens apprentis qui permettrait d'inscrire le Centre un peu plus fort dans les réseaux sociaux.
Anaïs n'avait pas soufflé mot quand Pierre avait abordé la question mais dans l'intervalle, elle avait mûri sa décision de mettre fin à son contrat pour suivre son chemin ailleurs et ce matin-là, elle lui reprocha de vouloir lui voler son idée. Ce dernier lui remontra d'abord que ce n'était ni le lieu ni l'endroit pour discuter de cette divergence de vues puis il se résolut à requérir Alexis comme témoin pour qu'ils aillent discuter de cette question dans un endroit plus tranquille, ce qu'ils firent.
La jeune femme commença par rappeler qu'elle avait apporté l'idée pour conclure que la continuer sans elle était rien moins que du vol. Pierre lui rappela que c'était elle qui quittait le navire. Alexis ajouta que si l'idée était bien d'elle, les autres entrepreneurs avaient également investi leur temps et leur énergie à la réaliser et à la mener et qu'ils avaient aussi leur mot à dire. Pierre lui montra ensuite que ses pas devant l'amener hors de la région, la persistance d'Art'Cam ne saurait lui faire de concurrence et qu'au contraire ils pourraient continuer à collaborer. Anaïs ne fut pas pleinement convaincue mais elle accepta qu'on en reparle de façon plus approfondie à l'issue de cette journée. Bien que Pierre se soit emporté sur le coup, il retenait le soir de cet incident que ce projet avait suscité l'adhésion de plusieurs apprentis au-delà de ce qu'il aurait pu espérer puisqu'ils s'avéraient prêts à protester y compris contre leur formateur pour qu'il ne leur échappe pas. Ce fut pour lui un nouveau motif de satisfaction et de plaisir que cette appropriation au sens propre d'un projet d'établissement.
Néanmoins ils ne gagnèrent pas le titre national et ils en furent déçus pour y avoir tant cru, mais ils avaient fait mieux que ce qu'on attendait d'eux. Ils en furent remerciés par la direction régionale en personne lors d'une petite cérémonie durant laquelle ils furent récompensés par des places pour le Cabaret Vert. Le directeur évoqua les pistes d'amélioration que les succès de cette mini entreprise ouvraient pour la suite et félicita les entrepreneurs d'avoir permis ce début prometteur pour les apprentis du Centre. Ainsi Art'Cam était-il reconnu comme le bébé du Centre et Anaïs impressionnée peut-être par cet intérêt venu de haut ne broncha pas quand on le lui subtilisa.
Quelques mois plus tard, des remaniements aboutirent à la réaffectation de Sandrine et de ses collègues qui avaient été chargés entre autres de réfléchir à de nouvelles méthodes pédagogiques. Leur division n'existait plus.
Le directeur demanda un jour à Pierre au coin d'une porte si on avait pu évaluer des compétences au travers de cette expérience. Pierre répondit par la négative et ne broncha pas plus qu'Anaïs n'avait bronché quelques semaines plus tôt. Il ne réalisa que dix minutes après qu'il aurait dû dire qu'aucune compétence n'avait été évaluée certes, mais que cela ne signifiait pas que ce n'était pas possible. Il ne pensa pas non plus à préciser que personne ne lui avait dit qu'il devrait au cours de ce projet présenté comme une demande déjà motivée évaluer des compétences. Il négligea aussi de dire que s' il y avait eu une grille d'évaluation pensée en amont, bien sûr qu'on aurait pu évaluer plusieurs compétences en termes de gestion de projet, de gestion d'équipe, de communication y compris en anglais. Il ne dit rien de tout cela. Art'Cam resterait une potentialité et comme un regret au cœur de Pierre, regret qui n'eut pas le temps de devenir poignant puisqu'à l'hiver suivant advinrent en son foyer les événements que l'on connaît.