Burn out - avril 2020
Il y a des personnes qui ont besoin pour se sentir vivantes de se nourrir de stress. Ce stress peut provenir de leur propre anxiété ou de celle des gens qui les entourent. Il peut provenir d'un conflit direct ou simplement d'un climat d'inconfort.
Jean-Jacques avait intégré l'entreprise à peu près en même temps que moi, un peu avant Johnny. Tous deux avaient été recrutés comme formateurs techniques pour la même filière mais à des niveaux différents, Jean-Jacques pour des bac professionnels, Johnny pour des techniciens supérieurs. Il s'était trouvé que le poste que venait pourvoir Johnny s'était libéré après l'arrivée de Jean-Jacques et qu'il avait été considéré comme plus simple de procéder ainsi plutôt que de promouvoir J.-J. et de lui recruter un remplaçant.
Je parle de promotion car c'est sans doute ainsi que J.-J. voyait les choses, même si statutairement il n'y avait pas de différence entre formateurs liés à leur niveau d'intervention. Mais pour quelqu'un venu de l'industrie comme J.-J. et Johnny, il semblait que former des apprentis à Bac ou à Bac+2 ne représentait pas le même degré de reconnaissance. or tous deux avaient une faim insatiable de reconnaissance.
Le plus ancien en conçut donc de la jalousie envers le plus récent, tandis que le plus récent en nourrit une vanité bien réelle. Tous deux avaient d'ailleurs une assez haute idée de leurs mérites respectifs et de la place que ces mérites et leur fonction de coordinateur (une sorte de professeur principal pour les personnes peu familières de l'apprentissage) auraient du leur valoir.
Tous deux avaient par ailleurs l'habitude de camoufler leurs erreurs de deux façons très différentes. En effet, bien que chacun commette des erreurs, les camoufler est pourtant un réflexe dans un milieu où l'erreur peut-être assimilée à une faute, et la culture française favorise assez bien ce genre de milieux qui vivent dans le déni de l'erreur tout en reconnaissant que l'erreur est humaine.
J.-J. avait fait sienne cette devise latine "Si vis pacem, para bellum" et tendait à être dans une sorte d'offensive permanente contre son interlocuteur, partant du principe qu'en hurlant le plus fort et en agitant les bras il dissuaderait la critique, une technique fonctionnant bien sur le court terme mais qui contribua à donner de lui l'image d'une personne aigrie, pénible et avec qui il était difficile de travailler.
Johnny avait pour sa part adopté une devise plus française "les absents ont toujours tort" et tendait à attribuer les erreurs qu'on aurait pu lui imputer à une ou des tierces personnes. J'en fis pour ma part l'expérience à une époque où devant faire le relais entre deux personnes, une en aval et moi en amont, il attribua la non communication d'éléments en aval aux fait que je ne les lui avais malheureusement pas communiqués -peut-être par oubli, il ne voulait pas croire que ce fût naturel ou voulu.
Cette technique fonctionne assez bien quand un processus est complexe, flou, et met en jeu de nombreux intervenants. Hélas il s'agissait là d'un processus plutôt simple où les intervenants étaient peu nombreux et en mesure de communiquer directement via un groupe de messagerie.
Hélas encore, c'était à une époque où j'avais pris l'habitude de faire une photographie d'écran ou au moins garder trace de tous mes échanges douteux. j'avais pris cette habitude dans le cadre de mes échanges avec Aline, raison pour laquelle je ne communiquais d'ailleurs plus que par messages écrits avec elle; mais j'avais étendu cette habitude aux échanges professionnels avec des interlocuteurs peu fiables: johnny (comme J.-J. d'ailleurs) avait gagné en dix ans de collaboration le privilège d'en faire partie.
Ainsi fus-je en mesure cette fois de prouver aux différents acteurs que l'information n'avait pas été retenue à mon niveau, mais au sien, ce qui le conduisit à devoir évoquer les nombreuses tâches qui sollicitaient son attention et amenaient fatalement à des erreurs.
Pour le reste assez semblables, passant plus de temps dans les bureaux des responsables qu'à leurs propres postes, soit pour prendre les mesures des bureaux en prévision de leur future promotion, soit pour déplorer le manque d'implication de leurs collègues, on n'aurait jamais su le dire avec certitude.
Pour en revenir à ces deux collègues, ils en vinrent assez vite à se considérer comme concurrents et vu leur perception de la concurrence comme rivaux. Le fait qu'ils partagent le même atelier n'arrangea rien, car cela força deux personnes chez qui la notion même de conscience de l'autre était absente à travailler ensemble au quotidien.
Cela entraîna entre eux des frictions fréquentes qui débouchaient en éclats, sans ou avec témoins, qu'ils soient collègues ou usagers. Après chacun de ces éclats, chaque bureau où travaillaient d'autre collègues était visité alternativement par l'un et l'autre.
Ainsi voyions nous fréquemment J.-J. ou Johnny arriver dans notre bureau, nous demander si nous allions bien, très vite, puis se plaindre de ce que l'autre. lui avait encore infligé comme avanie. Ce pouvait être une injure ou un manque de respect ou encore une difficulté provoquée par son incurie qui rendait indisponible un moyen qui était nécessaire. S'ensuivait ensuite le rappel de toutes les fautes passées de l'autre, soit envers soi-même, soit envers d'autres collègues.
Que nous fussions en train de nous concentrer sur des corrections ou des préparations de cours ne changeait pas grand-chose à cette routine. Aucun des deux ne cherchait forcément de réponse constructive de la part d'un tiers, et aucun des deux n'était même jamais effleuré par l'idée que nous pussions être occupé par d'autres choses que l'écouter. Dès lors, ils n'eurent sans doute jamais l'impression de nous déranger en plein travail, et peut-être même en conçurent-ils l'idée que nous ne faisions rien de nos journées.
A ce petit jeu, J.-J. marqua peut-être le plus de points auprès de nous, tandis que Johnny en marqua plus auprès de la direction. C'est-à dire que J.-J. parvint sans doute à se faire passer pour victime de conflits qu'il suscitait à part égale. D'autant que ces conflits requéraint une bonne partie de son énergie et satisfaisant son besoin de tension, il ne dépassait pas les limites d'une morgue légère avec ses autres collègues.
Quant à Johnny, il parvint sans doute à faire passer ses insuffisances au compte de l'absence de volonté de J.-J. de collaborer avec lui et se vit proposer d'autres missions de plus en plus éloignées de son ancien terrain d'action et donc des collègues qui prenaient peu à peu conscience des nombreux non-dits ou approximations qui avaient pu se produire pendant quelques années et de la farce dont ils avaient les dindons.
Cependant le "départ" de Johnny, que J.-J. assimila assez justement à une promotion augmenta son aigreur mais le laissa sans exutoire à celle-ci, et la nature ayant horreur du vide, il s'en trouva bientôt un autre.
Ce fut donc une de ses voisines de bureau qu'il suspecta de monter tout le monde contre lui et de le dénigrer, sans parler du fait qu'elle ne lui faisait plus la bise; Ce dernier point était vrai. Alors que le responsable de J.-J. lui avait signalé qu'il n'effectuait pas toutes les visites prescrites pour assurer le suivi de ses apprentis en entreprise, il lui avait signalé qu'elle et un autre collègue avaient moins de visites à effectuer que lui et pourraient l'aider à s'en occuper.
Ces propos étaient revenus aux oreilles de cette collègue qui lui demanda de ne plus poignarder ses collègues dans le dos et cessa effectivement de lui faire la bise, s'en tenant au bonjour simple témoignant du respect entre collègues dans une entreprise normal. Il se tint néanmoins pour persécuté et signala cette persécution à la direction qui organisa une médiation entre eux deux. Il ne la dénigra cependant jamais devant nous, sachant sans doute d'instinct que nous ne prêterions pas foi à ses allégations.
Elle ne lui parla plus et ce nouveau front ne le satisfit donc pas longtemps.
il se chercha donc un nouveau harceleur et ce fut cette fois notre adjointe pédagogique qui fut choisie, car elle organisait les plannings. il l'accusa de systématiquement le défavoriser dans la réalisation desdits plannings, lui attribuant trop de cours, trop de sections différentes, trop d'apprentis… Pour éviter le conflit elle finit par ne plus le faire intervenir qu'avec "sa" section et uniquement pour ce qu'il considérait être "ses" matières. Aucune concession n'était cependant suffisante et il revenait à la charge en hurlant sans cesse pour obtenir quelque nouvel allègement. Bien entendu il n'omettait pas dans l'intervalle de se plaindre d'elle et de son comportement caractériel, bien que nous donnassions de moins en moins de prix à ses propos. En fait nous en arrivâmes à porter un casque audio en permanence pour avoir un motif de ne plus avoir à supporter ses jérémiades, alors même qu'il en était à ne plus faire cours qu'à la moitié des apprentis de sa spécialité et que ses visites étaient régulièrement effectués par ses collègues dont je fus deux ou trois ans avant de répondre par mail que j'avais également des responsabilités et des missions suffisantes pour ne pas être considéré comme moins débordé que lui.
Pour autant nous sommes restés longtemps sans dénoncer à la hiérarchie ses agissements, tout d'abord parce que nous eûmes un peu l'impression qu'il était victime de Johnny, puis mal dans sa peau depuis son divorce et sa séparation. La direction n'ayant dès lors pas de faits ne pouvait entamer aucune action disciplinaire. Quant à assainir les choses par de la médiation, cela est possible quand chacun veut une amélioration des choses. Or ce n'était pas le cas.
Je commençai à ne plus lui trouver d'excuses quand je fus moi-même séparé, m'apercevant qu'on pouvait perdre sa compagne sans pour autant sombrer dans la méchanceté. Il me devenait difficile de travailler avec lui, et il lui devenait difficile de me supporter également.
La survenue de la pandémie et la tenue du confinement lui fournit le terrain rêvé pour un nouveau conflit, et je serais son nouvel ennemi.
Cela se manifesta dans un premier temps par un mail contenant des accusations très maladroitement voilées d'empiéter sur ses prérogatives. A la demande d'un autre collègue qui travaillait en catastrophe à la mise en place d'une plate-forme de tchat j'avais osé communiquer à ses apprentis, en même temps qu'aux autres apprentis que nous avons en charge la nouvelle que cette plate-forme serait opérationnelle. Du fait qu'il avait commencé à configurer un salon sur la même plate-forme, pour ses propres apprentis et eux-seuls - après cet autre collègue- il en était venu à considérer que tout devait passer par lui et que toute communication ne passant pas par son autorisation constituait une marque d'insubordination à son égard, pour tout dire: de lèse-majesté.
Je répondis à cette première charge par un mail lui rappelant que les circonstances étaient exceptionnelles et dépassaient sa seule section. Dans ces circonstances j'avais répondu à une sollicitation approuvée par la direction. Je conclus en lui rappelant qu'il n'existait entre nous aucun lien de subordination dont il pouvait se prévaloir.
Plus tard, je reçus un autre mail de sa part me réclamant des notes et précisions sur ce qui avait été fait avec les apprentis depuis le début du confinement, me rappelant comme si je l'ignorais que les entreprises étaient en attente de ces documents, et me faisant incidemment la morale sur le professionnalisme.
J'étais à cette époque pour la première fois confronté à la gestion en distanciel et sans formation de plusieurs progressions pédagogiques en simultané, et je n'étais pas absolument sûr de n'avoir effectivement pas oublié de lui communiquer lesdites données. Cependant, même pour une erreur, le ton de son message était bien plus cassant et pour tout dire bien plus choquant qu'aucun mail que je reçus jamais de ma direction. Cela me coupa les jambes et je lui répondis juste que j'étais désolé et lui communiquerais le plus rapidement possible. J'en vins à culpabiliser, à rechercher ces fichues traces de ce que j'avais fait; Mes recherches furent ralenties par la panique qui m'avait gagnée et je ne les retrouvai qu'au milieu de la nuit.
La panique fit place à de la rage quand je m'aperçus que je lui avais déjà envoyé beaucoup des données qu'il me réclamait. Je lui envoyais donc immédiatement un nouveau mail lui rappelant que je lui avais déjà fait parvenir ce qu'il me réclamait, en lui précisant les dates de ces envois. Le lendemain, je rédigeais un mail que je fis relire par Laure et deux collègues pour m'assurer de la correction de son ton puis je lui envoyais en joignant en copie nos responsables communs un mail lui enjoignant de faire extrêmement attention dans toutes ses futures communications avec moi ou me concernant de sa légitimité à me demander chaque information, la plus parfaite neutralité de ton, la certitude de ne pas avoir déjà en sa possession le moindre élément qu'il me demanderait, faute de quoi je serais contraint de signaler à ma direction des faits de harcèlement et de la mettre devant ses responsabilités en portant à sa connaissance un délit.
Cela calma toutes ses offensives mais je signalai finalement cette série d'incidents aux ressources humaines qui entamèrent une procédure à ce sujet .Mais ce fut finalement sur des apprentis qu'il détourna sa malveillance, dans des circonstances qui firent que malheureusement pour lui il le fit devant témoins et les témoignages qu'il suscita incitèrent la direction à prononcer sa mise à pied dès les faits connus et confirmés par plusieurs témoins, puis son licenciement deux mois plus tard.