Ces Messieurs de la Compagnie: enseigner par le jeu

19/02/2022

Notes de conception du jeu de plateau

Après ma première expérience de jeu d'histoire (De Dunkerque à Tamanrasset ), ce second jeu m'a été inspiré par la 3e partie du programme d'histoire de Seconde en Bac Pro, et plus particulièrement par le commerce colonial. 

La grande complexité et la longueur de jeu de ma première réalisation m'avaient amené à réfléchir prioritairement à des mécanismes simples et rapides pour faire comprendre et intégrer le commerce colonial, donc des règles plus proches d'un jeu de société que d'une simulation "poussée".

De plus, pour faciliter l'immersion et l'implication des joueurs, j'ai commencé à réfléchir à des pièces de jeu plus séduisantes, plus pratiques que des bouts de carton, une réflexion d'autant plus facilitée par le fait que le Centre de Formation où je travaille est doté de tous les équipements nécessaires à la production de ce type de pièces.

C'est ainsi que parallèlement à la conception du jeu, je réfléchis à la fabrication par les apprentis de notre centre  d'un jeu de société.

Objectifs de séance:

Les objectifs spécifiques de cette séance sont:

- situer dans l'espace et le temps le commerce colonial

- expliquer le commerce colonial

- réaliser un croquis explicatif

Par ailleurs, assoir des personnes autour d'un jeu de société permet de mettre en œuvre des règles de vie dans un cadre formel comme attendre son tour, échanger avec les autres, accepter les revers avec sérénité ou contrôle de soi...

Conditions de victoire

Chaque joueur incarne un marchand-armateur d'un port européen. 

Son objectif est d'être le premier à achever l'embellissement de son hôtel particulier. Cet objectif est l'occasion de rappeler l'impact économique qu'a eu le commerce colonial sur les ports comme Nantes, Bordeaux, Saint-Malo...

Pour embellir cet hôtel particulier, il doit bâtir deux étages (ainsi qu'illustré ci dessous).

Hôtel particulier inspiré d'un immeuble sis Quai de la Fosse (Nantes)
Hôtel particulier inspiré d'un immeuble sis Quai de la Fosse (Nantes)
L'original. Réduit de 3 à 2 étages pour abréger une partie, le 3e étage est fourni au cas où.
L'original. Réduit de 3 à 2 étages pour abréger une partie, le 3e étage est fourni au cas où.

Pour cela il dispose d'un navire avec sa cargaison de marchandises européennes. Il doit diriger ce bateau vers les comptoirs où l'attendent les meilleures affaires. 

Il peut en effet troquer ses marchandises contre des denrées coloniales ou des esclaves. En Amérique il peut en outre troquer des esclaves contre les denrées coloniales. En Asie l'attendent les produits les plus luxueux, ceux sur lesquels il pourra faire de plus gros bénéfices, mais ils sont plus loin.

  • peaux de castor (Nouvelle-France - Baie d'Hudson)
  • porcelaine (Chine - Japon)
  • épices (Inde - Iles de l'Inde)
  • tabac (Virginie - Brésil)
  • sucre (Antilles - Brésil)
  • café (Colombie - Arabie)
  • esclaves (Guinée - Mozambique)

Interactivité

J'avais également en tête de permettre une interaction plus forte et plus animée entre les joueurs. En effet, un jeu marque d'autant plus si on s'y amuse et les coups fourrés entre joueurs sont (malheureusement?) une source inépuisable de plaisir. Ces cartes sont mélangées aux cartes de mouvement en début de partie et peuvent être jetées sur un autre joueur ou appliquées à soi-même.

De plus, à chaque tour, le premier joueur joue en plus de son tour normal le Pirate, qui peut tenter de dépouiller un autre navire. L'affrontement se fait par le biais de cartes de connaissance qui se présentent sous forme de QCM. Le joueur attaqué sauve par bonne réponse un certain nombre de marchandises.

Histoire et mémoire

Comme vous avez pu le remarquer, ce jeu de plateau permet d'acheter et de vendre des esclaves. Cette possibilité a fait l'objet de quelques débats. En particulier, Eric Gravelines et Pierre-Jean Payer m'ont fait part de réserves totalement justifiées sur l'opportunité de "jouer" avec du trafic d'esclaves.

Disons le d'emblée, oui, c'est choquant de "jouer" à trafiquer des esclaves mais finalement pas plus que de trafiquer des êtres humains et pourtant cela s'est fait, et cela se fait toujours.

Certains joueurs n'ont eu aucun scrupule à utiliser cette possibilité d'autres ont préféré tenter de gagner sans s'y résoudre. Cela a d'ailleurs généré des échanges sur plusieurs notions de morale et d'EMC, ce qui n'était pas prévu mais est finalement positif.

Par ailleurs, ce thème est un des points où l'Histoire a ce devoir de mémoire collective qui doit se construire en tenant compte des mémoires communautaires. C'est un sujet qui en classe face à des publics divers est une de ces pommes de discorde que le politique a confié à l'enseignant dans l'espoir que ce dernier s'attaque à sa place à cette question devenue politique de la Mémoire et des mémoires.

- Fallait-il simuler ce commerce?

A priori non, ou en tout cas pas en tant que cœur du système car cela revient à rendre ludique le commerce d'esclaves ce qui moralement est discutable.

Oui, car cela a été une composante essentielle du commerce colonial. Donc si cela n'est pas possible, cela revient à dire qu'on ne peut simuler le commerce colonial sauf à en proposer une version expurgée, "cancelled", fausse pour tout dire.

Oui car c'est un sujet d'histoire, et un sujet de débat qui est grandement instrumentalisé de plusieurs façons. Or, l'historien a une responsabilité dans ce type de situations c'est de ramener les faits au coeur du débat, en tenant compte des sensibilités mais sans en faire le seule critère de réflexion. A défaut il laisse le terrain à tous les agitateurs de mémoires.

Cependant on ne peut complètement nier les sensibilités dans ce discours sur l'histoire, et cela amène aussi à interroger ses propres sensibilités. A la limite, pour un enseignant qui s'efforce à l'honnêteté, le concept d'"homme blanc hétérosexuel" prend un certain sens. Dans mon cas cela m'a amené à remanier la représentation graphique de ce commerce. L'icône de départ de ce produit consistait en deux esclaves sur fond marron ( j'étais parti d'une des nombreuses gravures d'époque représentant la traite transatlantique, et le fond marron était dû à l'influence du terme 'bois d'ébène" qui était accolé à ce trafic dans les textes en témoignant).

Des échanges en particulier avec mon frère m'ont amené à prendre en considération le côté offensant de cette couleur de fond évoquant la couleur de peau des Africains qui en ont été victimes - et de leurs descendants. C'est riche de ces remarques que j'ai réfléchi à une autre représentation, qui m'a amené à changer la couleur marron par du rouge, couleur du sang et l'icône par des fers, symboles de privation de liberté. Ainsi la traite s'est-elle vue ramenée à son essence: un trafic de vies et une privation de liberté.

L'existence de cette marchandise permet cependant de rappeler plusieurs faits:

- ces esclaves ont été achetés, c'est à dire vendus par des souverains des royaumes côtiers d'Afrique à des marchands européens.

- le racisme a suivi la traite, il ne l'a pas suscitée.

- il a créé des richesses dans plusieurs régions d'Europe.

Ainsi le formateur propose t-il à ses apprenants les outils intellectuels pour interroger ce sujet polémique plutôt que de laisser le terrain aux différents polémistes, qu'ils soient nostalgiques d'une "certaine image de la France" ou partisans d'un discours de réparations dues par la Nation à certaines minorités.

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