Chrysalide et papillon

18/03/2024

2015-2019

Les responsables de Pierre avaient été séduits par ses tentatives de dépoussiérer un peu la pédagogie et ils avaient pris l'habitude de s'adresser à lui pour des projets que d'autres auraient qualifiés de déconnectés de la formation. Ces projets étaient en général entrepris suivant les règles d'or du management moderne: cahier des charges flou, délai au plus court, toutes caractéristiques qui auraient agacé dès le début n'importe quel professionnel.

Or, Pierre avait tellement l'habitude dans sa vie privée des changements de dernière minute, des bouleversements de plan, des imprévus, des annulations pour les raisons les plus improbables ou des demandes les plus capricieuses qu'il n'en était guère dérangé dans sa sphère professionnelle.

De plus, les rapports magistraux avec ses apprentis n'avaient jamais été sa tasse de thé. Il aimait être respecté par rapport à son expertise, pas par rapport à son statut, et ce trait de caractère faisait qu'il avait de bons contacts avec ses jeunes - tant qu'il ne s'agissait pas de les faire travailler, se disait-il parfois un peu désabusé, mais ce n'était pas totalement vrai.

Il avait donc paru un bon choix pour des opérations impliquant des jeunes, dont on n'attendait pas forcément grand-chose mais dans lesquelles on comptait sur lui pour au pire essayer de les mener à bout, au mieux en discerner l'éventuel potentiel. Enfin, il était souvent souriant et ses responsables n'aimaient pas qu'on leur fasse la grimace, ce qui faisait de lui à leurs yeux un interlocuteur agréable. Quant à lui, il aimait ces "opérations spéciales" car elles le sortaient d'une routine professionnelle qui lui pesait, et car ses responsables ne lui plantèrent jamais un couteau dans le dos en le désavouant après coup.

Petit à petit, il eut assez leur oreille pour pouvoir dire et entendre des choses officieuses, avoir leur confiance si tant est qu'on puisse faire confiance à quelqu'un.

Du côté de ses collègues, le formateur avait vite eu la réputation de quelqu'un de taquin, n'ayant pas sa langue dans sa poche et ayant le sens de la formule. A tel collègue se vantant de devoir être partout, il avait une fois dit en souriant qu'être partout c'était un peu une autre façon d'être nulle part. Il passait également pour quelqu'un qui voyait les choses, les comprenait vite, et il arrivait parfois qu'un collègue plus ancien lui demande un avis sur telle ou telle façon d'appréhender les choses. De plus, il commençait à être un ancien et avec cette ancienneté, il commençait à cultiver de plus en plus un embryon de cette confiance en soi qui lui avait longtemps fait tellement défaut.

Ainsi lors d'un séminaire de cohésion d'équipe avait-il pris la parole pour dire ce que beaucoup pensaient en leur for intérieur. Alors que l'animateur parlait de la nécessité de prendre sur soi en cas de relation conflictuelle ou anxiogène avec un collègue pénible ou agressif, il l'avait interrompu assez vivement. Il avait demandé au nom de quoi les gens présents à ce séminaire devraient subir ces conseils alors que la minorité de personnes qui généraient les conflits dans l'entreprise ne s'entendaient pas dire qu'il serait bon qu'elles observent les lois communes de courtoisie. Il demanda ensuite pourquoi ces personnes précises semblaient dispensées de ce séminaire alors qu'elles nuisaient à la solidité de l'équipe par leur comportement que chez des jeunes on aurait appelé de l'incivilité. Pour autant, il n'avait été ni injurieux ni excessif, mais il avait été franc et cette franchise courtoise avait semble-t-il plu à tous, collègues comme responsables.

Peut-être était-ce cette capacité à dire les problèmes mais aussi à proposer des pistes de solutions ou peut-être était-ce simplement sa bonne humeur discrète qui l'avaient fait nommer dans des groupes de travail régionaux dédiés à explorer de nouvelles pédagogies l'année suivante. Il avait ainsi pu proposer en parallèle son second jeu devant un comité de plusieurs responsables qui avaient trouvé l'idée intéressante, quoique polémique. Il est vrai qu'il touchait à la traite négrière et la question des mémoires autres occupait depuis quelques années la scène publique et par contrecoup pédagogique.

Cependant il fut autorisé à mobiliser des apprentis pour travailler à la conception des figurines qui feraient partie de ce jeu. Le jour où les premières pièces sortirent des plateaux d'impression, il fut fier de travailler dans un centre qui disposait de tels moyens de production, et il eut une pensée pour les jeux qu'ils avaient faits avec son frère, avec stylos, papier canson et carton et son cœur fut gonflé d'émotion en pensant à ce premier jeu qui avait une allure professionnelle. Le jour où ses apprentis en seconde jouèrent pour la première fois, il fut heureux de voir qu'il avait eu raison et que chaque fois, la présence d'humains comme marchandises suscita des questions et donc un vif intérêt pour la question. Plus touchant encore, les concepteurs des pièces gardèrent plusieurs années le souvenir de cette commande pour leur travail et demandaient ce qu'il en était du jeu auxquels ils avaient collaboré et leur formateur était heureux qu'ils éprouvent cette fierté du travail qu'ils avaient fait.

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