Emilie du Châtelet
ou l'invisibilisation dans l'histoire et la difficulté d'y échapper.
L'invisibilisation des femmes dans l'histoire qu'est-ce?
C'est le déni de leur rôle historique.
Plus jeune j'ai entendu comme beaucoup parler des philosophes des Lumières : Montesquieu, Diderot, Voltaire, d'Alembert, Lavoisier, Buffon, Beaumarchais... pour les Français, j'ai entendu parler bien sûr des Européens: Newton, Leibnitz, Kant, Adam Smith (l'auteur abondamment cité de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations... bizarrement cette citation de lui est beaucoup moins reprise par ses thuriféraires: "On ne doit pas regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la misère."); bon nombre d'autres dont je n'ai guère la mémoire.
Dans cette galaxie de brillants esprits, je n'ai de souvenir féminin que celui de Catherine II de Russie, protectrice et amie des Philosophes, ardente défenderesse de leur liberté de s'exprimer, tout aussi ardente à empêcher la diffusion de leurs idées dans ses Etats... comme quoi la Russie a une longue tradition d'influence sur les intellectuels français.
C'est vers 2019 que mon attention est attirée par Emilie du Châtelet , par la grâce d'un manuel d'histoire des Editions Foucher que je salue ici, malgré ce que je vais dire ensuite.
Pour dire les choses sincèrement, à l'époque je me suis dit "pinkwashing... ils ont trouvé UNE femme philosophe ils l'utilisent pour être dans l'air du temps/se donner bonne conscience." (Je mentionne cette réflexion non par provocation mais par honnêteté et pour mettre en lumière tous les rouages de l'invisibilisation.)
Puis hier, donc le 3 avril 2024 je relis quelle citation lui est attribuée
Si j'étais roi, je ferais participer les femmes à tous les droits de l'humanité, et surtout à ceux de l'esprit [...]. Bien des femmes ignorent leurs talents, par le vice de leur éducation, ou les enfouissent par préjugé et faute de courage dans l'esprit."
Puis le résumé de sa biographie :
Emilie du Châtelet, amie de Voltaire, physicienne française, elle traduit en 1756 les œuvres de l'anglais Isaac Newton, dont celle sur les lois de la gravitation universelle: Les principes mathématiques.
Voilà en substance ce qu'un apprenti de seconde attentif pourra retenir de cette femme.
Je dis un car statistiquement sur mes groupes d'apprentis de l'industrie, j'aurai - malgré nos efforts pour attirer des jeunes filles, efforts relayés par les RH de nombreuses entreprises- environ x-1 garçons pour un effectif de x personnes.... " Bien des femmes ignorent leurs talents, par le vice de leur éducation, ou les enfouissent par préjugé et faute de courage dans l'esprit" disait Emilie du Châtelet il y a presque trois siècles.
Il retiendra donc que cette femme était féministe, qu'elle a été physicienne comme traductrice (en gros un google trad pour quiconque ignore ce qu'est vraiment la traduction) et une amie de Voltaire.
Pas un mot sur ses autres publications, je suis donc allé voir sa fiche Wikipédia.
L'invisibilisation c'est cela: nier ou estomper une caractéristique de l'histoire ou de la société.
Ce n'est pas une volonté délibérée mais plutôt le problème d'un biais orientant le questionnement, questionnement venant à son tour renforcer ce biais.
En fait, chacun.e de nous peut perpétuer ou infléchir cette invisibilisation par notre volonté d'interroger systématiquement chaque source, en creusant. En 2024 les moyens existent:
- la fiche Wikipédia sur Emilie du Châtelet existe depuis 2004
- les travaux qui ont mis en lumière son rôle autre que celui de maîtresse de Voltaire ont été entamés dans les années 1970 avant ma naissance sous l'impulsion entre autres de Elisabeth Badinter.
Eléments de sa biographie
Education
Elle doit à son père une éducation qui n'est alors que rarement dispensée aux filles. Il fait venir pour elle des précepteurs, comme il l'avait fait pour ses deux fils aînés.
Lui-même lui enseigne le latin et, douée pour les études, elle apprend également le grec ancien et l'allemand et l'anglais. Elle apprend aussi différentes langues étrangères, les mathématiques, mais aussi la danse, le théâtre, la gymnastique, l'équitation.
Douée aussi pour la musique, elle apprend à jouer du clavecin. Elle s'intéresse également à la philosophie naturelle, ce qui correspond aux sciences Elle souhaite comprendre l'univers et ce qui le régit. Elle poursuivra notamment l'étude des mathématiques et de la physique en prenant des cours auprès de savants de renom et en lisant les ouvrages majeurs de physique.
Mariage
Gabrielle-Emilie est mariée au marquis du Châtelet, de 11 ans plus vieux qu'elle, pris par sa carrière militaire, qui ne voit sa femme que très rarement. Se rendant compte de ses propres limites autant que des capacités intellectuelles de sa femme, son mari la laisse vivre librement. Il était fréquent pour les aristocrates de l'époque d'avoir des liaisons. Ils seront amis toute leur vie, et l'épouse fera attention à « (...) le ménager et (à) sauvegarder les apparences » dans la société.
Liaisons
On remarquera l'opposition qui semble induite entre goût pour l'étude et relations multiples, une opposition assez rarement relevée chez les hommes même quand il apparaît qu'ils ont des relations multiples.
Elle sera la maîtresse en particulier de Pierre Louis Moreau de Maupertuis, membre de l'Académie des sciences, auprès duquel elle prit des cours de mathématiques et qui fut le premier savant français à relayer les théories d'Isaac Newton en France1.
Relation avec Voltaire : une relation d'égale à égal transformée par la postérité en relation de mentor à élève
Elle entretient également une relation longue (15 ans) avec Voltaire dont il est intéressant de voir comment elle est décrite dans cette fiche:
Voltaire la pousse à traduire Newton — peu connu en France à cette époque — et l'aide à prendre conscience de la liberté de penser par elle-même.
On peut se demander à quel point Emilie du Châtelet -élevée et éduquée par son père comme si elle était un garçon, mariée à un homme qui lui reconnaît des qualités suffisantes pour la laisser mener sa vie librement, férue de mathématiques et de physique de longue date et ayant déjà eu deux enfants- a eu besoin des encouragements de Jean Baptiste Arouet pour "prendre conscience de la liberté de penser par elle-même".
Voltaire se montra toujours admiratif, louant son intelligence et ses qualités, dont celle, non des moindres, de ne jamais médire des autres dans un monde aussi méchant que spirituel.
Il est intéressant que la qualité développée est la seule qui ne touche en rien à l'esprit scientifique.
Émilie du Châtelet contribue quant à elle à la formation scientifique de Voltaire et à une partie de ses travaux. Voltaire l'encourage à approfondir ses connaissances en physique et en mathématiques.
On peut noter la dissymétrie de leur relation:
Emilie du Châtelet "contribue à" la formation de Voltaire, donc elle en est en gros auxiliaire.
Tandis que celui-ci "l'encourage' à approfondir ses connaissances dans des domaines qu'elle affectionne et alors qu'elle est d'une nature a étudier, c'est à dire qu'on fait d'elle l'élève et de lui le mentor - dans des domaines où il se reconnaît lui-même inférieur à elle.
En effet, il lui reconnaissait des aptitudes particulières, supérieures aux siennes en ce domaine de la « philosophie naturelle » — c'est ainsi qu'on appelait les sciences physiques à cette époque. Dans ce domaine, longtemps presque exclusivement masculin, Émilie du Châtelet est considérée comme l'une des premières femmes scientifiques d'influence dont on ait conservé les écrits.
Il est intéressant de remarquer que ses contemporains scientifiques l'acceptent dans leurs discussions et que deux académies -celle de Nancy (en Lorraine ducale) et celle de Bologne (dans les Etats du Pape, en Italie)- l'ont inscrite parmi leurs membres.
Son invisibilisation ne semble pas provenir du fait de ses contemporains mais des choix de mots utilisés postérieurement pour caractériser son rôle.
Publications
- Mémoire sur la nature du feu, 1739 ; premier mémoire scientifique élaboré par une femme à être publié par l'Académie des sciences de Paris
- Institutions de Physique, Paris, 1740. Le contenu de l'ouvrage est à l'origine d'une controverse sur la théorie des forces, entre Émilie du Châtelet et le mathématicien Jean-Jacques Dortous de Mairan.
- Réponse de Madame *** à la lettre que M. de Mairan,... lui a écrite le 18 février 1741 sur la question des forces vives... , 1741. Et aussi : Réponse de Mme la Mise Du Chastelet à la lettre que M. de Mairan, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences, lui a écrite, le 18 février 1741, sur la question des forces vives, 1741.
- Analyse de la philosophie de Leibniz, 1740.
- Dissertation sur la nature et la propagation du feu, Paris, 1744,
- Trad. des Principes de Newton, (1756 - 1759) posthume, publiée sous le titre de Principes mathématiques de la philosophie naturelle, éditée et revue par Clairaut, avec une préface de Roger Cotes et une préface de Voltaire (Éloge). 2 vol.
- Principes mathématiques de la philosophie naturelle, traduction de Newton, Paris, 1766.
- Discours sur le bonheur, écrit vers 1747, publié en 1779 ou en 1796 dans Opuscules philosophiques et littéraires, la plupart posthumes ou inédites.
- Doutes sur les religions révélées, adressés à Voltaire. Paris, 1792,
- Opuscules philosophiques et littéraires, 1796. Contient des textes de plusieurs auteurs : Denis Diderot (1713-1784), Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil Du Châtelet (marquise, 1706-1749), César Chesneau Du Marsais (1676-1756), Jacques Necker (1732-1804).
- De l'existence de Dieu (lettres)