Festins: enjeux et modalités

Salammbô au festin des mercenaires, Antoine Druet 1890-1894
Depuis les origines, certains repas se démarquent par leur symbolisme où le caractère festif marqué par la profusion de nourriture favorise la libération des comportements. Pour autant cette fête cohabite avec un certain formalisme et une certaine tension qui peuvent faire dégénérer la fête. C'est .ce qui m'a intéressé dans cette comparaison entre de grands classiques : principalement Salammbô de Flaubert, Astérix de Goscinny et Uderzo, et Gargantua de Rabelais (plus particulièrement les chapitres 35 et 37)
1. La profusion de nourriture
La première caractéristique est la débauche de nourriture, principalement de viandes en nombre et en variété, comme l'atteste cet extrait de Gargantua, où la liste des victuailles apprêtées occupe la quasi intégralité du chapitre.
Vrayement, dist Grandgouzier, ce ne sera pas à ceste heure, car ie veulx vous festoyer pour ce soir, et soyez les tresbien venuz. Ce dict on apresta le soupper & de surcroist feurent roustiz: - seze beufz, troys genisses, trente & deux veaux, - soixante & troys chevreaux moissonniers, quatre vingtz quinze moutons, - troys cens gourretz de laict à beau moust, - unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de Loudunoys & Cornouaille, six mille poulletz & autant de pigeons, six cens gualinottes, troys cens & troys hostardes, & mille sept cens hutaudeaux. - quatorze cens levraulx. De venaison l'on ne peut tant soubdain recouvrir, fors - unze sangliers, qu'envoya l'abbé de Turpenay, & dix & huyt bestes fauves que donna le seigneur de Grandmond: ensemble deux vings faisans qu'envoya le seigneur des Essars, & quelques douzaines de Ramiers/ de oizeaux de rivière, de Tercelles/ Buors/ Courtes/ Pluviers/ ravans/ Tyransons/ Tadournes/ Pochecuillières/ Pouacres/ Hegronneaux/ Foulques/ Aigrettes/ Ciguongnes/ Cannes petières, & renfort de potages. Sans poinct de faulte il y avoit vivres à suffizance & feurent aprestez honestement par Frippesaulce/ Hochepot & Pilleverius cuisiniers de Grandgouzier. Ianot Micquel & Verrenet apprestèrent fort bien à boire.
Gargantua (chapitre 36), Rabelais
Le chapitre I de Salammbô fait écho à cette profusion gargantuesque, la quantité est là, le détail des mets est différent, occasion de rappeler que chaque culture a sa gastronomie:
"... comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des bœufs. Les pains saupoudrés d'anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d'eau auprès des corbeilles en filigrane d'or qui contenaient des fleurs. [...] D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte,[...] puis toutes les espèces de coquillages que l'on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin,[...]. Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d'assa foetida. Les pyramides de fruits s'éboulaient sur les gâteaux de miel, et l'on n'avait pas oublié quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies rosés que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s'arrachaient les pastèques et les limons qu'ils croquaient avec l'écorce. Des Nègres n'ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges..."
On remarquera que dans ce festin punique, Flaubert insiste sur l'esthétique des plats, de façon à rendre compte de l'exotisme mais aussi du faste, occasion de rappeler que la cuisine n'est pas qu'affaire de palais mais également des yeux
Même dans l'ambiance rustique et bon enfant d'un banquet belge on retrouve cette profusion et ce décorum.

Astérix chez les Belges, Goscinny et Uderzo.
2. un moment de détente?

La profusion de nourriture et de vin favorise la désinhibition sociale ; ainsi sur cette vignette représentant le banquet d'Astérix, on voit des convives trinquer, l'un avec une amphore au lieu d'une corne à boire tandis qu'un troisième danse sur la table. Le divertissement est là, même s'il n'atteint pas l'ivresse qui est décrite dans le premier chapitre de Salammbô:
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté. Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s'y regardaient avec èbahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par-dessus les tables, les escabeaux d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l'on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l'on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s'écroulaient en mille morceaux, où le son limpide d'un grand plat d'argent.
On peut aussi observer cette même détente teintée de grivoiserie dans le chapitre 37 de Gargantua quand frère Jean des Entommeurs (un moine) tient les propos suivants.
Je n'ai pas modernisé la transcription pour que chacun puisse se faire une idée de ce qu'était le français avant qu'on ne le fixe au XVIIe siècle.
Et de hayt. Dieu guard de mal la compaignie. Ie avioys souppé. Mais pour ne ne mangeray ie poinct moins. Car iay un estomach pavé/ creux comme la botte sainct Benoist: tousiours ouvert comme la gibessière d'un advocat. De tous poissons fors que la tanche, prenez l'aelle de la Perdrys. Cette cuisse de Levrault est bonne pour les goutteux. A propous truelle, pourquoy est ce que les cuisses d'une damoizelle sont tousiours fraisches? Ce problème (dist Gargantua) n'est ny en Aristote, ny en Alex. Aphrodise, ny en Plutarque. C'est (dist le Moyne) Pour troys causes, par lesquelles un lieu est naturellement refraischy. Primo/ pour ce que l'eau court tout du long. Secundo/ pour ce que c'est un lieu umbrageux/ obscur/ & tenebreux, on quel iamais le Soleil ne luist. Et tiercement pour ce qu'il est continuellement esventé des ventz du trou, de bize/ de chemise: & dabondant de la braguette.

Dans ce tableau de Brueghel l'ancien, on peut voir des musiciens qui indiquent qu'un festin n'est pas qu'un repas mais bien un moment festif.
Pour autant, derrière le "relâchement" il reste bien un ordre social avec ses préséances.