Kärcher - 2003 - 29 juin 2023
Une nouvelle année scolaire s'achève et la tradition s'est installée de dîner entre collègues pour la fêter, dans un restaurant non loin du Campus, non loin de la Ronde Couture, un quartier populaire de Charleville-Mézières . A la fin du repas, Pierre entend des éclats, comme des pétards de feu d'artifice ou comme des coups de tonnerre secs.
Ce n'est que le lendemain qu'il apprend que le quartier a connu une nuit agitée comme d'autres cités dans toute la France. Il a entendu parler du jeune délinquant abattu par un policier "en état de légitime défense". Il a déjà vu circuler les vidéos enregistrées par des téléphones qui montrent un policier pointer une arme à moins d'un mètre d'un automobiliste, au volant d'un véhicule à l'arrêt.
Il a vu et entendu dans les médias les plus connus les remarques sur le fait que Nahel conduisait dangereusement et qu'il avait tenté de faucher les policiers qui essayaient de l'appréhender. Il a entendu les allégations sur le fait que la victime était "connue des services de police" ce qui en soi ne veut rien dire mais suffit pour beaucoup de personnes non informées à faire de la victime un suspect, et donc un coupable. Il a vu passer (cela l'a agacé particulièrement) les remarques portant sur le fait qu'un jeune de 17 ans devrait être à l'école à cette heure-là au lieu d'être au volant d'une voiture volée. Au lycée un 29 juin, soit six jours après la fin des épreuves du bac. Cette remarque agace l'enseignant car il a déjà pu constater que c'est le cas de beaucoup de lycéens… les terminales car ils n'ont plus cours, les premières et secondes car entre les professeurs requis pour les surveillances et jurys d'examen et les salles occupées par la tenue des examens, leurs cours sont généralement très décousus surtout à moins de deux semaines des vacances.
Cela il le sait comme professeur mais aussi comme parent, autrement dit n'importe qui le sait. Pourtant ce n'est pas vraiment ce qui l'agace. Il a l'impression qu'on en vient à justifier la mort d'un gamin parce qu'il a fait l'école buissonnière et cela surtout l'angoisse.
Pierre entend les arguments du policier sur le fait qu'il a tiré pour éviter que le conducteur provoque un accident qui aurait pu tuer quelqu'un. Il entend bien aussi que le peu de journalistes qui rappellent à ce moment que le tir d'un fonctionnaire de police doit être uniquement défensif et en cas de menace directe sont étouffés par les vociférations de ceux qui répètent et répètent que les banlieues parisiennes sont des zones de non droit, que les policiers y sont mis à rude épreuve, que beaucoup d'entre eux se suicident, et que quand le travail est dur, parfois la fatigue amène à faire des erreurs. Aucun ne semble prendre conscience que ce jeune est mort.
C'est Léo qui lui apprend qu'une cagnotte a été mise en ligne pour "venir en aide" à la famille du fonctionnaire fautif, qui a le matin même été mis en examen pour homicide involontaire. Cette cagnotte a été lancée par Jean Messiah, un polémiste habitué de CNews et C8, déçu du Front National et rallié l'année précédente au parti d'Eric Zemmour. au cours de la journée il apprend que la mère de la victime organise une marche blanche puis voit dans l'après midi et en soirée circuler la vidéo et la photographie de la mère lors de cette marche.
Les mêmes voix qui mettaient en cause le casier judiciaire de son fils avant d'être démentis par les faits, les mêmes qui mentionnaient une voiture volée quand elle ne l'était pas ironisent maintenant sur cette mère qui a perdu son fils l'avant-veille et qui rit ou qui hurle comme une furie, si on les écoute. Ils ironisent sur le fait que c'est sa baisse d'allocations qui la préoccupe, ils insinuent qu'elle pense uniquement à l'argent ou qu'elle reproche à des policiers innocents une situation dont elle est seule responsable en tant que mauvaise mère. Après le fils, c'est la mère que ces personnes condamnent sans jugement.
Léo lui parle aussi de la fiche d'intervention enregistrée sur la base des déclarations des deux officiers qui sous-entendait clairement une légitime défense, déclarations contredites par la vidéo amateur qui a saisi la scène. Au-delà de l'homicide, il y a donc l'idée qui circule dans les quartiers que la police ment pour couvrir ses fautes, une rumeur tenace que l'obstination des syndicats policiers à lutter contre la divulgation des vidéos d'intervention des fonctionnaires depuis de nombreuses années enracine profondément dans les esprits.
Tous ces éléments ont tourné très vite sur les réseaux et les quartiers d'Ile-de-France et de quelques grandes villes sont en proie à des émeutes dès le 27 au soir. La soirée du lendemain voit les émeutes gagner les villes moyennes dont Charleville. Les nuits suivantes voient les premières scènes de pillage être filmées et tourner sur les réseaux, alimentant de nouveaux commentaires sur la racaille qui profite du moindre mouvement pour se livrer au vol et à la délinquance. D'"honnêtes
citoyens" prêtent main forte aux forces de l'ordre à plusieurs reprises, des militaires en civil, agissant de leur propre chef mais en groupe à Lorient, ou identifiés plus tard comme des groupuscules d'extrême droite, comme à Angers. Tous ces faits applaudis par les tenants de l'Ordre, tandis que Pierre ne peut ôter de son esprit le fait que "les braves citoyens" ont parfois dans l'Histoire commis des erreurs ou réglé des comptes ou assouvi des haines.
Les interpellations sont nombreuses, les condamnations immédiates aussi et les déclarations y compris présidentielles sur la nécessité de responsabiliser les familles des délinquants en leur coupant les allocations commencent à se faire entendre alors que les émeutes prennent fin une semaine plus tard environ. En ce qui concerne les journalistes, chroniqueurs, éditorialistes et élus qui ont soufflé de la calomnie sur la braise, pas un mot pour demander leur condamnation à indemniser les dégâts, considérés comme plus graves que ceux occasionnés par les émeutes de 2005.
En 2005 effectivement, il y avait eu déjà une flambée de violence sur les écrans. Les débuts avaient été peu ou prou similaires. Deux mineurs, Zyed et Bouna avaient trouvé la mort en tentant de "se soustraire à un contrôle de police". Il ne s'agissait pas cette fois d'une "bavure". Les policiers n'y avaient été pour rien. Appelés sur les lieux, un chantier de logements en construction par un voisin pour un cambriolage en cours, qui n'eut finalement pas lieu car l'arrivée de la police l'empêcha. Lors de l'arrivée des policiers, les jeunes avaient pris la fuite et trois d'entre eux s'étaient réfugiés dans un transformateur électrique où ils furent brûlés par des arcs électriques. De part et d'autre les questions étaient venues… pourquoi les policiers sur place n'avaient pas empêché les jeunes de pénétrer dans ce lieu dangereux? pourquoi les jeunes avaient-ils fui s'ils n'avaient rien à se reprocher? A ces questions simples, personne ne sembla répondre sur le coup.
Avec le temps, les réponses arrivèrent, trop tard pour apaiser les émeutes: Zyed, Bouna et Muhittin avaient fui en voyant une voiture arriver, et un policier armé d'un flash ball en descendre. Ils avaient fui car ils n'avaient pas leurs papiers sur eux. Zyed avait fui car il avait peur, s'il finissait au poste, que son père le renvoie au bled, en Tunisie.
Sébastien, le chef de patrouille n'avait pas pu les dissuader de s'engager dans ce lieu dangereux car ils le fuyaient, lui et ses cinq collègues.
On aurait pu se demander aussi pourquoi les policiers arrivaient armés … et on aurait pu répondre qu'ils arrivaient sur ce qui leur était annoncé comme un cambriolage en réunion.
Le drame là encore était venu d'ailleurs. De la dénégation d'un ministre de l'Intérieur qui affirmait le lendemain matin que la police arrivait pour une tentative de cambriolage et qu'à leur arrivée, plusieurs jeunes avaient pris la fuite mais que les policiers ne les avaient pas physiquement poursuivis. Le soir, ça n'était plus un cambriolage mais l'interpellation de six jeunes pour une dégradation de cabane de chantier qui était invoquée… la hauteur des murs enjambés varia ces deux jours entre trois et cinq mètres, ainsi que leur nombre. Sa hauteur réelle était de deux mètres cinquante. contrairement à celui de Ville-Sur-Lumes, le mur n'était pas surmonté de fil barbelé..
Couvrant "ses" policiers de la sorte, par des propos contradictoires, Nicolas Sarkozy en faisait des suspects parfaits aux yeux des populations de Clichy, après en avoir fait des agents de répression plutôt que de prévention.
Depuis trois ans, il avait régulièrement reproché à des hauts fonctionnaires de police, à Paris et à Toulouse, ainsi qu'à des maires de faire des policiers des éducateurs. Des formules chocs, comme souvent: "la vocation de la police n'est pas de jouer au basket avec les délinquants". Pour lui, les policiers devaient nettoyer les cités, multiplier les interventions, les "affaires" , certains diraient "faire du chiffre". Méthode simple: une affaire, un bâton. Trois détentions de stupéfiants, trois bâtons, un financement illicite de campagne présidentielle,un bâton.
Nettoyer les cités. Nettoyer. il y a deux sens à ce mot.
Le premier c'est laver. Laver la crasse. S'il y en a beaucoup ou qu'elle est incrustée, la nettoyer au Kärcher.
Le second sens, plus martial, c'est nettoyer une zone des éléments hostiles, des ennemis: une poche de résistance, une tranchée. Dans cette acception du terme, il y a deux camps, et un champ de bataille.
Cette méthode avait été énoncée deux ans plus tôt, et faute de résultats tangibles, le candidat en campagne multipliait les postures matamoresques à l'attention des électeurs qu'il visait, quitte à offenser les populations des quartiers populaires qui de toutes façons ne voteraient pas.
En même temps, les élus de la République avaient pratiqué des restrictions budgétaires dans les dotations aux services publics de proximité et aux associations depuis maintenant longtemps. Le ministre de la Ville Eric Raoult avait à l'époque bien résumé la politique de droite de la Ville: quand il reprochait sans rire le moins du monde à Didier Morville et à Bruno Lopes de ne pas assez investir dans "leur" quartier pour "éteindre l'incendie" après que les deux chanteurs aient été condamnés par un tribunal pour avoir chanté "qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu?". Les deux chanteurs lui avaient répondu qu'ils n'étaient pas Mère Térésa. Ils auraient pu tout aussi bien lui répondre qu'ils n'étaient pas ministres de la Ville.
C'était en 1996.
Trente ans plus tard, après vingt ans d'une politique de Kärcher on en est là: les quartiers les plus pauvres, où l'emploi est le plus compliqué, où la formation est moindre qu'ailleurs sont devenus des zones de guerre occasionnelle, les habitants des suspects, et les policiers des forces d'occupation. Le trafic de drogue n'a pas été enrayé, les drogues sont devenues de plus en plus "dures", le trafic d'armes s'est paraît-il amplifié si l'on en croit les médias. L'insécurité a progressé dans la rue, dans l'emploi, dans l'alimentation. Mais ce n'est toujours pas la faute de la société ni de l'État.
C'est encore et toujours la faute de Zyed, de Bouna, de Nahel, de Mounia, de Cedric et des autres habitants de ces quartiers.