Bienvenue en lacrymocratie - 2016 -2023

28/06/2024

Ce jour de printemps - je crois bien que c'est le printemps- Pierre rentre de Rocroi où il a pris l'habitude d'aller chercher des cigarettes et du fuel, c'est sur le parapet d'un pont enjambant la voie rapide qu'il fait attention à l'inscription taguée en lettres gigantesques: bienvenue en lacrymocratie.


C'est une route en rase campagne; la ou les personnes qui l'ont peinte ont dû à un moment se suspendre dans le vide pour peindre les vingt quatre lettres. Vu l'endroit, on pourrait se demander quel manifestant est venu se perdre dans ce coin de France rurale pour témoigner de sa colère. Je ne sais plus si c'est en 2023 ou plus tôt que Pierre découvre ce tag. A vrai dire, depuis 2016 les manifestations se sont succédées et de plus en plus régulièrement la dispersion de ces manifestations s'est faite par la force policière.


Pierre a beaucoup manifesté durant ses années étudiantes. La seule fois où il avait été gazé il n'était pas dans la manif, mais buvait avec des potes un verre en terrasse place d'Erlon. C'était à l'époque pour protester contre la venue de Jean-Marie Le Pen dans la Cité des Sacres. En aucune autre manifestation, il n'y avait eu de tirs de grenades lacrymogènes, ni d'ailleurs de débordements sérieux.


En 2013, il y avait eu des manifestations d'opposition au mariage pour tous, mais la plus violente avait occasionné trente-six blessés, dont trente-quatre des forces de l'ordre. Là-encore, les lacrymogènes n'avaient pas été trop utilisés.


En 2016, il n'avait pas la tête à manifester quand les appels contre les lois el Khomri s'étaient élevées et c'est de son canapé qu'il avait vu se développer de loin le mouvement des "nuits debout".

A cette époque, il y avait déjà eu deux types de manifestations: les marches traditionnelles contre les Lois travail, encadrées par les syndicats et leurs services d'ordre, et l'occupation permanente de la place de la République puis d'autres endroits en France par des militants jusque là éloignés de l'action politique, méfiants envers les partis et de plus en plus envers les syndicats.


Les marches intersyndicales étaient de plus en plus souvent précédés d'"autonomes" qu'on avait pris l'habitude d'appeler black blocs. C'était durant les sommets du G8, de l'OTAN ou de l'OMC que Pierre avait commencé à en entendre parler, la première fois à Gênes. Se revendiquant de l'anarchisme, ils n'exprimaient aucune confiance envers la démocratie parlementaire, ni envers les partis de gauche qu'ils accusaient de complicité avec le capitalisme. Leur doctrine était l'action directe contre les symboles du capitalisme et de l'état: vitrines de banques et de magasins de luxe et policiers.

Au fil des années, du renforcement de la présence policière, des compromis des partis de gauche et de l'érosion des syndicats, ils avaient pris le contrôle des têtes de manifestation, recherchant l'affrontement avec la police puis se fondant dans le cortège. au fil du temps également, les services d'ordre avaient fini par ne plus s'opposer à eux victorieusement, puis plus du tout. En 2016, on en était au moment où les cortèges les accueillaient quand les forces de l'ordre chargeaient.


Du côté des forces de l'ordre, le maintien de l'ordre avait également changé. peut-être était-ce la conséquence de l'état d'urgence et la réquisition accrue des policiers et gendarmes, mais le maintien de l'ordre dans les manifestations n'était plus uniquement le fait des CRS et des gardes mobiles mais avaient fini par concerner à peu près toutes les forces de l'ordre, y compris celles qui n'y étaient pas spécifiquement entraînées, comme les BAC ou les BRI. Mais au-delà de cet amateurisme croissant, il y avait aussi depuis des années une évolution de la doctrine du maintien de l'ordre en manifestation, encourageant des doctrines plus offensives, des corps à corps plus fréquents, et avec eux des blessures et des mutilations plus fréquentes. Ou des décès.


Le plus déprimant, quand Pierre y repensait, était que les répressions les plus brutales de manifestations, tout comme d'ailleurs les brutalités les plus violentes infligées au code du travail, n'avaient pas été le fait des gouvernements de droite, mais des gouvernements dits "de gauche". ainsi les manifestants se sentaient-ils trahis, en plus d'être menacés.

Sans doute ne fallait-il pas chercher plus loin la popularité croissante des Black blocs dans les cortèges, popularité alimentée de surcroît par les violences policières dans les manifestations et qui alimentait à son tour la violence à l'encontre des forces de l'ordre, initiant un cercle de violence qui semblait de plus en plus sans fin.


Les lois el Khomri étaient donc passées en force, comme un an plus tard les lois Travail 2. La discussion à l'Assemblée Nationale, considérée comme stérile par le gouvernement et la majorité parlementaire avait été court-circuitée par l'usage du 49-3, un article constitutionnel que Pierre entendra souvent utilisé par ses apprentis, pendant que systématiquement les manifestations se verront accusées de semer le désordre et réprimées de plus en plus sévèrement.


Ce schéma fut d'ailleurs typiquement celui que suivit la révolte suivante, celle des Gilets Jaunes. Cela avait commencé par une multiplication de blocages des ronds-points en réaction à la hausse des carburants à l'automne 2018. Aucun syndicat, aucun parti n'avait appelé à ces actions. Elles étaient parties d'anonymes et s'étaient relayées de communautés virtuelles en communauté virtuelles se revendiquant apolitiques. Les blocages furent tolérés en province, et Pierre comme beaucoup d'autres s'habitua vite à des campements de fortune à Charleville-Mézières ou à Sedan ralentissant la circulation. Le gouvernement ne transigea pas sur les mesures d'augmentation du carburant, sujet sensible dans les zones rurales et dans les périphéries des villes où les transports en commun ne permettaient pas de "se passer de voiture".

C'est quand le mouvement parla de se porter sur Paris pour être entendu, que les tentatives et accusations de récupération se multiplièrent. Pierre regarda les différentes manifestations à Paris, relayées par les chaînes d'infos en continu. lors de la seconde manifestation. Il constata le blocage du cortège par les cordons des forces de l'ordre, les tirs de lacrymogène en continu dans la foule, dès les premières heures de la matinée. Il se rappelait les trois fois où il avait été exposé à du lacrymogène et ne comprenait pas pourquoi autant de tirs alors qu'il ne semblait pas y avoir encore d'hostilités. Il imaginait la colère qui montait sans doute des gens venus manifester. Puis la pression de la foule des manifestations fut trop importante pour être plus longtemps endiguée et elle s'engagea sur les Champs Elysées où les casseurs, Black blocs et hooligans s'attaquèrent aux vitrines principalement des magasins de luxe et des banques, à du mobilier urbain.


La majorité de la presse relaya dans les heures qui suivirent l'apocalypse qui avait frappé Paris et sa plus belle avenue. Je me souviens que Pierre fut agacé par un commentateur qui évoquait la chaussée vandalisée des Champs, et il se fit la remarque que de son point de vue, elle n'était pas plus dégradée que bien des routes départementales sur lesquelles il devait fréquemment et quotidiennement éviter des nids de poules.

Les Black blocs furent le plus spécifiquement accusés, et leur appartenance à l'extrême gauche fréquemment rappelée. Moins nombreux furent les doigts pointés sur les Zouaves de Boulogne et gudards dans les médias grand public. Ils furent plus nombreux sur les réseaux sociaux, qui commencèrent à dénoncer l'infiltration par l'extrême droite d'un mouvement qui n'avait toujours pas de porte-parole reconnu, sans doute en raison de la méfiance envers n'importe quel représentant qu'avaient conçue bon nombre de ces anonymes, et qui se recrutait beaucoup dans les zones d'où le FN tirait son électorat, en raison de sa posture de seul défenseur de ces zones oubliées "au profit des cités".


En tout état de cause, les images de vandalisme avaient effrayé le badaud, l'avaient indigné.

Beaucoup moins les indignèrent d'autres vidéos qui circulèrent parallèlement, relayant des affirmations de tirs sur des journalistes couvrant les manifestations ou de streetmedics, des personnels médicaux volontaires pour administrer les premiers soins des blessés. Cependant, il commençait à se savoir que manifester revenait à se mettre en danger et cela joua sur la démobilisation qui commença à faire son œuvre dans les cortèges.

Le mouvement avait peiné, ou plutôt avait refusé de s'organiser, de s'unifier, et la fin de l'hiver le vit s'essouffler, aucun de ses représentants ne parvenant à acquérir assez de légitimité pour parler au nom de tous. Cependant, jusqu'à peu avant le Covid, Pierre continua à voir les campements de Gilets Jaunes en bordure des giratoires, où les forces de l'ordre les toléraient tant qu'ils ne bloquaient pas la circulation, les autorisant à témoigner qu'ils n'avaient pas encore abandonné la lutte. L'hiver dispersa les derniers.


Les manifestations contre le recul de l'âge de départ à la retraite suivirent le même mouvement. Pierre se souvient en revoyant ce gigantesque graffiti des premières manifestations auxquelles il a participé ces quatre derniers mois.


A la première manifestation à Charleville, pour laquelle il s'est déclaré pour la première fois de sa vie en grève (les grèves lycéennes ne comptent pas) afin de pouvoir manifester. Il retrouve là-bas des collègues. Il est surpris de les voir, personne n'a vraiment la fibre gréviste d'habitude, pas plus que lui. On grogne, on gueule mais faire grève, c'est un truc de fainéant. Il finit par les perdre et se retrouve seul dans la foule. C'est cela qui l'interpelle. Les camions syndicaux, les banderoles syndicales, il connaît, il en a déjà vu quand il a manifesté avec ses parents. Mais là, il ne sait pas trop à laquelle se joindre. Il ne se joint finalement à personne et il s'aperçoit que beaucoup sont comme lui. Les vieux ont encore cette discipline politique et viennent en groupe, mais plein de quarantenaires sont venus tout seuls à l'appel d'aucune organisation en particulier mais simplement convaincus qu'à un moment c'est bon… Qu'il faut que l'indignation sorte . Peu à peu lui reviennent des sensations oubliées, les slogans idiots mais qu'on reprend jusqu'à remplir la rue, cette impression de liberté, de légèreté, cette envie générale de parler, de se rapprocher, ce sentiment d'être fort car on est ensemble.


Fin janvier, le gouvernement annonce qu'il aura recours au 49-3 en raison de l'urgence de réformer la retraite. Le ton des manifestations qui suivent change quelque peu. La cible était jusque là le recul de l'âge de départ à la retraite, avec ce nouvel acte d'autoritarisme, la cible devient de plus en plus le président lui-même, son autoritarisme monarchique, la morgue et le mépris qu'on lui prête envers le monde du travail.


Mais Pierre ne se sent pas à multiplier les jours de grève pour faire entendre raison à un gouvernement soutenu par une assemblée qui sert plus le président qu'elle sert le peuple. Ainsi n'assiste t-il pas directement aux premiers cortèges lacrymés. Cependant, il prête l'oreille à la petite chanson des scènes d'émeutes et des dégradations intolérables et inquiétantes de l'ultra gauche que commencent à entonner les grands journaux de la presse à la télévision en passant par la radio. Il dit à ce moment à Michèle qui manifeste en famille à Montpellier que les prochaines manifestations seront réprimées violemment.

Il assiste au début de ce durcissement en badaud avec Léo qu'il est parti chercher à pied, et avec lequel il passe place de la Préfecture. ils passent au travers des groupes qui s'agitent sur la place, ils aperçoivent les CRS dans les trois rues qui mènent à la cité administrative. léo n'apprécie guère les détonations de pétards qu'ils entendent. En s'engageant sur l'avenue d'Arches, ils voient un jeune plutôt grand, un étudiant peut-être qui tire une grande poubelle de ville pour faire un début de barricade ou la brûler peut-être. Il harangue des passants à venir l'aider. Pierre se demande s'il n'est pas en train de se faire la révolution dans sa tête, s'il ne se voit pas meneur des masses. Les gens le regardent, se demandent peut-être aussi ce qu'il espère faire. L'air picote un peu, Pierre explique à son fils que c'est ça le lacrymogène. au moment où il fait œuvre de pédagogie, deux cylindres roulent sur la chaussée à une dizaine de mètres, commençant à fumer. "Allez on file, ça va piquer plus fort ce coup ci". Ils décident d'éviter l'avenue d'Arches et de faire un léger détour pour fuir foule et fumées.

Finalement, la mobilisation se tarira aussi peu à peu et la réforme sera entérinée par une assemblée aux ordres ou en manœuvre. Pierre se souvient après l'usage du 49-3 du dépôt d'une motion de censure qui tente de rassembler les oppositions et y échoue à dix neuf voix près, au cours de laquelle le gouvernement accuse les partisans de cette motion de voter aux côtés du RN.


Ainsi ont été toutes les réformes sociales depuis douze ans: impopulaires, contestées par la rue, adoptées en force par une majorité plus solidaire du gouvernement que d'une partie du peuple.

Peut-être ne fallait-il guère chercher beaucoup plus loin la désaffection populaire dont souffraient les partis et dont les commentateurs murmuraient de plus en plus bruyamment qu'elle profitait au Front National.

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