L'ordre des choses - été 2022

17/06/2024

Il me semble que j'ai déjà beaucoup étalé mon intimité et surtout mon bonheur. Surtout mon bonheur. Ce n'est pas ma pudeur qui s'exprime dans cette impression. Je ne suis pas particulièrement pudique et ai même besoin de parler de ce que je vis à d'autres.

Cette tendance a été réprimée fermement durant ma vie de couple, à la fois par la honte et par l'impatience d'Aline à écouter des états d'âme. Elle même trop soucieuse de ne pas voir ce qu'il y avait en elle, elle en avait conçu un agacement marqué pour tout ce qui ressemblait de près ou de loin à ce qu'elle appellerait des épanchements ou des jérémiades. A la longue, cette impression de n'avoir personne à qui me confier avait elle aussi scellé le sort de notre relation.


Non, ce n'est pas de dévoiler l'intimité de ma relation avec Laure qui me met mal à l'aise. Ce n'est d'ailleurs pas vraiment un malaise mais plutôt de la frustration. Il me semble parfois en me relisant qu'entre Laure et moi, la relation, telle que je la décris, n'a été qu'une suite d'ébats, une histoire purement sexuelle dans laquelle le restant aurait été aspiré, broyé, voire inexistant dès l'origine… J'ai l'impression de laisser fuir les gestes et les paroles du quotidien qui ont pourtant fait de notre relation cette parenthèse magique autant que le sexe. Le sexe lui-même n'aurait pas été possible dans la forme qu'il a pris sans ces attentions innombrables de chaque journée, de chaque échange.En faisant une impasse sur tous ces détails, j'échoue donc à rendre compte de la beauté de cette histoire.

J'ai pourtant plusieurs fois couché sur le papier ces moments de magie, mais à chaque fois que je les ai relus, ils m'ont paru fades, artificiels, niais, communs. Comme si en sortant de mon esprit, ils devenaient tellement semblables aux mille autres gestes pratiqués par des milliers d'autres amoureux qu'il ne reste plus d'eux que cette banalité qui devient effrayante.

Chaque fleur est unique.

La petite fleur de bitume que je trouvai un matin dans une rue complètement artificialisée de Chartres alors que je m'en allais, fermement décidé à mettre le plus de distance possible entre Laure et moi après notre première dispute, pour un motif tout aussi idiot que ceux des milliers d'autres disputes entre des milliers d'autres amoureux. Cette fleur violette d'un violet passé, rachitique et pourtant miraculeuse dans cette rue de macadam et de béton. Cet instinct imbécile qui la faisait germer dans cette fissure de macadam, et cette énergie désespérée qui la faisait fleurir là où en toute logique elle aurait dû être mort-née. Je la trouvais belle, aussi belle que la vie quand elle est belle. La pensée qui me vint que j'étais prêt à tourner le dos à cette fleur et à ce qui faisait la beauté de ma vie à cause d'un tracas somme toute mineur. La peur qui me vint soudain que Laure se lasse de m'attendre, l'envie qui saisit chacune de mes parcelles d'offrir cette fleur à Laure, de lui raconter l'incongruité merveilleuse de cette fleur, de partager cette émotion avec elle pour que son regard la renouvelle.


Et pourtant c'est une fleur qu'un amoureux quelconque offre à l'aimée quelconque après une dispute quelconque. Un geste tellement universel qu'il en est banal.

La difficulté à rendre intelligible à l'écrit l'unicité d'une chose et le chaos d'émotions et de fulgurances qui accompagnent son apparition aux yeux et à l'esprit de quelqu'un qui n'a pas été témoin de cette apparition-là dans cet état d'esprit-là, ce matin-là avec cette femme-là.

La trahison que constitue l'ordonnance rationnelle de cet événement dans une histoire qui le dépasse, ordonnance nécessaire pour rendre compte de cette histoire mais qui donne un côté logique et ordonné à quelque chose qui est magique et chaotique au moment où il survient.

Trahison qui consiste à mettre cet événement sur le même plan que tous les autres alors que sur le moment, j'eus cette impression que toute mon histoire prenait sens en s'agglomérant à lui, que cet événement en constituait le pilier fondateur, la clé de voûte.


Et surtout, le bonheur se raconte mal. Soit il est banalisé, soit il est ridiculisé par le récit. Juxtaposer les instants de bonheur me donne cette impression d'une banalité et d'une répétition qui me fait immanquablement penser au mot samsara que j'ai appris en lisant Hesse. Sansara ou le cercle des vicissitudes que j'ai fini par associer dans mon esprit à la succession des jours vides de sens, à l'ennui. Pourtant chacun de ces moments a été sur l'instant et encore dans mon esprit un instant de nirvana, un instant magique où le moi s'extrait du temps et de l'espace pour se révéler dans sa plénitude, dût-il être ensuite balayé par le retour à l'ordre des choses.

Raconter ce qui fait l'unicité de chacun de ces moments pour chacun d'eux revient techniquement à consacrer plusieurs pages à cet événement et l'accumulation des mots pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un instant de contemplation alors que cela n'a jamais été le cas. Les émotions ressenties ce matin-là n'ont pas attendu chacune sagement son tour mais se sont bousculées et mélangées. Le temps que je prends à relire ce paragraphe est infiniment plus long que celui durant lequel je les ai ressenties. Là encore, trahison de l'écrit qui donne une forme à ce qui n'en a pas par lui-même.


Trahison encore, quand la narration ré-inscrit dans le temps l'événement qui s'en était extrait et l'amène à recevoir un éclairage à la lumière de l'à venir qu'il n'avait pas dans son instantanéité. Et parfois cet avenir altère totalement l'événement qui l'a précédé.


Car faut-il le préciser, l'ordre des choses avait rattrapé nos rêves et les avait fait rentrer dans le rang de la réalité.

Par l''habitude qui peu à peu s'installe dans une relation et qui peut céder le pas à la négligence, négligence des petites remarques pour rire et qui blessent l'autre, comme ce petit doigt dressé quand je buvais mon café et dont Laure trouve que cela lui faisait penser à un signe d'autisme, un matin.

Par la négligence des mouvements d'humeur qu'on laisse échapper devant l'autre comme cette humeur maussade que j'avais manifestée l'avant veille au soir après avoir raté une correspondance qui m'avait coûté deux heures de la présence de Laure, qu'elle interpréta comme l'ennui d'être avec elle.


L'irruption de la réalité de l'autre, qu'on avait cru invulnérable et au delà de toute susceptibilité, et dont on découvre trop tard qu'on peut le blesser soit par une plaisanterie qu'il prend pour une moquerie, soit par une grimace qu'elle interprète mal. La réalité des erreurs d'interprétation qui peu à peu estompe l'illusion qu'on s'était créée de ne former que deux parties d'un tout fusionnel, dont chaque partie devinerait ou sentirait jusqu'à la pensée ou à l'émotion la plus intime et la plus dissimulée de l'autre.

Il y a aussi la vie, quarante et des années de vie qui s'est compliquée des liens, des attachements qu'on s'est construits. Des enfants pour lesquels on ne veut pas l'incertitude, le tiraillement entre un père et une mère et qu'on culpabilise de les y exposer pour ce caprice égoïste qu'est une passion amoureuse. Un confort qu'on s'est bâti à force d'efforts et de renoncements et auquel on s'est attaché. La répugnance à risquer de tout brûler dans une passion incertaine.

Autant on peut avoir le sacrifice facile quand on a vingt ans et rien accumulé, autant le sacrifice n'a plus le même poids plus tard. Et surtout, à vingt ans, on ne sacrifie que soi, alors que plus tard on engage aussi des vies qui en sont venues à dépendre de la nôtre et dont notre vie dépend tout autant. C'est cela que pensait Laure et c'est ce qu'elle me disait quand je parlais de nous vivant ensemble. Et à cela, moi qui n'avais finalement qu'une maison et un emploi à solder pour être libre et qui ne pouvais me résoudre à les solder pour vivre plus près d'elle, à cela je n'avais rien à répondre.


Il y avait aussi nous et la divergence de nos trajectoires.

Laure qui entreprenait avec acharnement, et dont les efforts portaient leurs fruits. Elle commençait à se faire un nom et était sollicitée plus fréquemment. Elle avait su prendre la confiance que je lui avais rendue en elle et rayonnait auprès de ses différents contacts professionnels. Elle rayonnait aussi au yeux de son mari que je sentais plus présent à ses côtés qu'un an et demi avant, qui à présent l'accompagnait plus volontiers dans ses déplacements, m'empêchant de l'y rejoindre. Laure peut-être sentant les regards neufs ou renouvelés sur elle qui lui rendaient son quotidien plus séduisant et moi de plus en plus encombrant même si elle me répétait sans cesse qu'elle m'avait offert son coeur, qui était ce qu'elle avait de plus précieux et qui n'était consacré qu'à moi, comme chacune de ses pensées .

Moi qui cultivais mes velléités sans rien en faire, moi qui n'avais pas su raffermir la confiance en moi qu'elle m'avait donnée. Cette confiance qui vacillait dès que je sentais Laure occupée d'autre chose que de moi, mes angoisses qu'elle prenne conscience de mon insuffisance, mon besoin incessant d'être regardé moi aussi et admiré pour ce que je faisais alors même que je ne faisais rien. Laure devinait cette faim insatiable de regards et cette faim lui faisait mal car elle ne pouvait l'étancher.


Elle craignit de plus en plus mon abandon et cela la poussa à des concessions extravagantes comme ces trois jours en pleine semaine où elle m'offrit de la rejoindre la journée parce que son mari était en déplacement et ses enfants à l'école, la rejoindre chez elle, au cœur de son village où chacun se connaissait.

J'acceptais cette offre qu'à une époque j'aurais refusée pour ne pas mettre en péril la tranquillité de sa vie, et appris la veille que son fils était malade. Elle ne me demanda pas de renoncer, me demandant juste si cela me dérangeait qu'on ne puisse avoir l'intimité qu'elle nous promettait. Devant mon désappointement elle me demanda si en fait seul son cul m'intéressait et je pris la route vers la Bourgogne, désespéré de ne pouvoir la toucher et coupable de ne penser qu'à cette privation sans apprécier la possibilité de la voir malgré tout.

Je fus pourtant sincèrement heureux de la voir, et heureux de la voir travailler dans son atelier que je découvrais pour la première fois. Les odeurs de térébenthine et de peinture m'enivrèrent autant que l'envie que j'avais d'elle, et elle de moi. Nous fîmes finalement l'amour dans son atelier, avec une énergie fauve et ressortîmes peu avant que sa fille ne rentre du lycée. Laure lui présenta "un client de passage dans la région et qui voulait voir l'atelier" avant de me reconduire à ma voiture.


Ce ne fut que plus tard que je pris conscience qu'un de ses enfants, assez âgé pour qu'on puisse lui supposer de la mémoire, m'avait vu sous cette identité de "curieux de passage" qui n'était pas la mienne. Qu'il était illusoire d'espérer un jour lui être présenté sous ma vraie identité.Qu'à partir de là, toute perspective de vie commune entre nous deux était enterrée à tout jamais. Cette pensée ne me quitta plus et finit de saper toute espérance d'autre chose qu'une place dans les rêves de Laure Une place que je devrais payer de la renonciation à toute vie de couple.

Laure concevait fort bien la disproportion de son exigence. Ce n'était d'ailleurs pas une exigence; j'étais libre de faire ce que je voulais. Simplement, il ne lui serait plus possible de m'aimer de la même façon si elle sentait qu'elle n'était pas la seule, et qu'elle refusait de m'aimer autrement.

Elle était même prête à accepter des infidélités si elle ne devait pas les sentir. Mais comment ne pas les sentir quand chacun de mes instants de liberté était consacré à tchatter avec elle? Comment ne pas sentir un changement si un jour je n'étais plus en permanence en ligne?


A partir du moment où ces questions se posent, chacun sait qu'il y a quelque chose de cassé de l'amour pur et éternel des premiers instants. Chacun sait que la vie a repris ou va reprendre ses droits. Seul le temps mis à accepter cette vérité peut varier.

Aussi, lorsqu'au cours de l'été suivant, Laure entendit parler par ses amis de mon comportement gênant par rapport à Amélie et qu'elle me demanda "du temps pour faire le point", je sentis déjà que la messe était dite, peut-être avant elle si je l'en crois, mais j'ai maintenant trop de doutes pour la croire aveuglément.

La messe était dite, et j'avais perdu trop de temps à lutter contre l'ordre des choses avec Aline pour accepter de perdre encore un instant à lutter contre l'inéluctable. Voilà ce que je me disais quelques jours avant de partir à Troëmel pour m'y reposer, comme j'avais pris l'habitude de le faire depuis deux ans. Comme souvent, le sentiment de défaite, l'impression qu'il n'y avait plus rien à tenter me procurait un étrange soulagement, comme le clairon du cessez-le-feu annonce la fin du bain de sang, de la peur de prendre une balle ou d'être soufflé par l'explosion d'un obus, l'autorisation enfin de n'être plus sur le qui vive, de fermer l'oeil.

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