Paris - automne 2020
J'étais arrivé le premier au petit meublé rue Puget. Laure m'avait donné le code mais je n'avais pas l'habitude des boîtes à clefs des logements de passage. Je l'appelais pour lui demander si elle avait des informations supplémentaires pour m'aider à venir à bout de ce casse-tête. Elle était dans le métro, à une station de là, et je décidai de la rejoindre pour l'aider à transporter ses valises. Je laissai mon sac de voyage à peu près dissimulé dans le corridor étroit du rez-de-chaussée de cet immeuble populaire où elle avait retenu un petit appartement et la rejoignis en marchant du plus vite que je pouvais. J'arrivais à la station Blanche au moment où elle finissait de monter l'escalier, chargée d'un sac de randonnée et d'une valise. Nous nous embrassâmes rapidement puis elle me demanda si j'avais finalement réussi à ouvrir. Je lui avouais que non, en prenant un sourire faussement penaud, ajoutant que sûrement elle saurait le faire.. Elle demanda où était mon sac, et me répondit que je ne me rendais pas vraiment compte du risque que j'avais pris quand je lui eus dit que je l'avais laissé sur le palier dans un recoin, en sécurité puisque derrière la porte à digicode. J'en convins mais mon sac était toujours là quand nous fûmes arrivés. Bien qu'habituée aux procédures des locations de particulier à "particulier" elle s'escrima aussi quelque peu avant de parvenir à ouvrir la petite boîte à clef mais nous parvînmes enfin à extraire le précieux sésame.
Elle me chargea d'ouvrir la porte du petit appartement de rez-de-chaussée qui se trouvait dans mon dos. Nous posâmes rapidement nos bagages dans la foulée et tombâmes nos masques. Nous nous dévisageâmes brièvement, constatant que nous étions aussi beaux que dans notre souvenir de l'été et dans les communications que nous n'avions cessé d'entretenir puis nous nous embrassâmes longuement.
Les vacances avaient passé plus vite que je n'avais craint. J'avais savouré le bonheur de retrouver mes trois enfants ensemble et de pouvoir les emmener en Bretagne. Laure m'avait manqué mais la joie d'être en famille, les sourires et les babillages d'Florine ravie de voir d'autres enfants, des animaux, son papa et la mer, la sérénité et la complicité avec Léo et Perrine m'avait comblé et je la retrouvais comme si nous nous étions quitté à la fois depuis une éternité et depuis la veille.
Laure me caressa le visage en fermant les yeux pour mieux marquer mes traits dans son esprit, puis nous ressortîmes aussitôt pour faire les courses qui nous seraient nécessaires au souper. Il y avait une supérette non loin, comme c'est relativement courant à Paris. Ce n'était pas les courses de la routine d'un ménage comme nous en connaissions tous les deux c'est vrai, mais elles furent agréables. Nous les avions souvent évoquées dans nos conversations comme un des écueils de la passion dans un couple, au même titre que la question "qu'est-ce qu'on mange?". Les courses avaient fini par être dans nos vies respectives un moment au mieux ennuyeux, au pire crispant, quand il était fait en couple.
Ce ne fut pas le cas pour celles-ci, nous nous entendions et comprenions assez bien pour ne pas nous interroger sur les raisons et les choix de l'un et de l'autre.
De retour à l'appartement, nous nous sommes aimés avec douceur et passion, concentrés sur le corps de l'autre et ses émotions, sans parvenir à nous lasser jusqu'au soir. Nous n'avions pas le même sentiment d'urgence qu'à Dijon, car nous avions trois jours à nous. De plus, cet appartement ne nous donnait pas la même impression de transit qu'une chambre d'hôtel. Nous y étions chez nous.
Nous nous levâmes au soir, après nous être admirés et caressés, après avoir bavardé de tout et rien. Je remis mon jean et mon tee-shirt, elle son kimono bleu nuit. Nous avions commencé à cuisiner ensemble puis j'avais proposé de continuer seul et que Laure se repose. Elle accepta en souriant, après avoir rempli deux verres du Saint Amour que nous avions acheté. Les ayant remplis, elle m'en tendit un et nous bûmes une première gorgée en nous regardant les yeux dans les yeux. Puis elle s'éloigna vers le sofa sur lequel elle s'allongea de côté, le verre posé sur une petite table basse. Accoudée, elle scrutait attentivement mes gestes, me recommandant doucement de faire attention à ne pas me couper tandis que je détaillais les tomates et l'avocat. Je la regardais du coin de l'œil, transporté de ce regard, heureux de lui faire à manger, fier qu'elle me trouve si beau.
Je finis de remplir les galettes et de les rouler puis apportais l'assiette et son verre sur la petite table. Je m'agenouillais sur le sofa face à elle, mes yeux papillonnant du décolleté qui laissait entrapercevoir la naissance de ses seins à son sourire découvrant ses dents de porcelaine et à ses yeux d'or liquide. Je laissai ma bouche planer doucement à la rencontre de ce sourire à la fois tendre, facétieux et pudique et nous nous sommes embrassés longuement, la passion submergeant doucement ce baiser. Mes doigts défirent presque malgré moi la ceinture du kimono, dévoilant le corps de Laure, tandis qu'elle débouclait ma ceinture et mon pantalon. Insensiblement, sans y penser nous nous sommes étreints à nouveau sur le sofa, elle m'ouvrant ses cuisses, moi forçant doucement son intimité comme les vagues recouvrent la plage.
Nous profitions des répits dans nos ébats pour grignoter les wraps que j'avais faits et lamper le Saint Amour. une ou deux fois nous nous sommes rhabillés pour fumer sur la petite terrasse de l'appartement. Au-dessus, nous entendions des voix parler des langues étrangères et nous bavardions en riant et en aspirant nos bouffées de tabac. Ces syllabes étrangères me rappelaient ce que nous avions en commun, Laure et moi, cet amour du monde et de sa diversité, ce goût des voyages de toutes sortes.
La nuit tomba sans que nous ayions vu les heures passer et nous sommes allés nous doucher et nous coucher, consumant dans l'amour nos dernières forces avant de nous endormir pour la première fois l'un contre l'autre. Laure ne s'endormit pas vite. Elle passa une partie de la nuit à regarder mon visage apaisé juste soulevé par un souffle régulier. J' étais beau et elle était restée interdite que je m'intéresse à elle, me dit-elle le lendemain. Je dormais du sommeil du juste, ma respiration parfois s'enflait en ronflements mais qui ne lui semblaient pas si insupportables que cela. Finalement elle s'endormit contre mon dos, rassurée ou plutôt comblée d'être contre la part retrouvée de son âme.
Je me réveillais le premier et effleurai sa nuque d'un baiser léger. Elle murmura bonjour d'une voix embrumée mais heureuse. Je lui demandai si elle voulait un café et un croissant. Elle répondit quelque chose que je traduisis par un oui et je me levai pour lancer le café. Je me vêtis ensuite rapidement pour aller dans une boulangerie proche. Le bruit de la porte quand je revins la réveilla sans doute et elle m'appela d'une toute petite voix. Je lui répondis joyeusement que j'étais là, que j'étais juste sorti chercher les croissants et passais la tête par la porte de la chambre.
Laure était assise dans le lit, le drap à demi défait laissait voir ses seins et elle pleurait doucement, ses grands yeux apeurés et perdus comme si elle émergeait d'un cauchemar. Elle m'expliqua d'une voix enfantine où j'entendais rouler des larmes: "Je me suis réveillée et tu n'étais pas là… J'ai cru que tu étais parti pour de bon.". Mon cœur se serra et je voulus chasser les ténèbres de son esprit en essuyant les larmes de ses joues et de ses yeux. M'asseyant à ses côtés, je la pris dans mes bras et l'embrassai en la rassurant. "Je suis là… pourquoi voudrais-tu que je sois parti? Tu es merveilleuse, mon ange." Puis je me relevai pour amener le café tandis qu'elle me répétait "je ne veux plus que tu m'abandonnes comme ça". Je le lui promis. J'étais ému, surpris et quelque peu inquiet de compter autant pour quelqu'un et surtout pour elle. En revenant je l'embrassais encore puis me déshabillais pour me glisser sous les draps. Nous déjeunâmes au lit puis livrâmes à nouveau nos peaux à des caresses avant de sombrer dans une douce somnolence l'un dans les bras de l'autre.
Nous avions décidé lors de ce séjour de visiter le musée du Quai Branly, dédié aux Arts premiers. Nous nous étions habillés avec soin, ayant envie de voir quelle allure nous avions en costume. Une fois prêts et sur le départ, je m'avisais que la batterie de mon téléphone était à peu près déchargée et nous fûmes forcés d' attendre un peu. Laure assise sur le sofa dans sa robe stricte m'adressa un sourire en coin et m'ordonna d'un léger geste de la main de m'approcher. J'obéis. Elle défit adroitement ce qui venait d'être fait en matière d'habillage et effleura mon ventre de ses lèvres légères avant de concentrer ses caresses sur mon sexe qui lui faisait face. Après quelques minutes de soupirs, je me baissai et fis glisser ses sous-vêtements avant qu'elle s'agenouille sur le sofa et que je la prenne ainsi, à la dérobée.
Le portable à peu près rechargé, nous pûmes enfin sortir, profitant de la désertification des lieux publics pour visiter tranquillement le Musée. Nous avons remonté la rivière de mots qui ouvre le circuit, jouant à les éviter comme les enfants marchent entre les flaques et déchiffrant les noms de lieux qui défilaient entre nos pieds. Nous nous sommes ensuite assis sur un banc de pierre devant un écran qui diffusait un film en arabe. Laure le regardait attentivement et une fois que je me fus à mon tour assis, je la regardais regarder, fasciné par l'intérêt qu'elle savait marquer ainsi pour tout. Je m'en voulus un peu quand elle remarqua que je semblais m'ennuyer. Elle me proposa que nous poursuivions notre visite, mettant fin pour cela au plaisir qu'elle semblait éprouver à visionner ce film. Tour à tour, nous vivions et commentions pour l'autre les souvenirs que faisaient ressurgir les caftans cérémoniels d'Asie centrale ou les robes d'apparat du Sahara, les sculptures d'Afrique centrale et les flèches faîtières et sculptures de proues des pirogues mélanésiennes, les tenues de carnaval d'Amérique latine.Nous remontions ainsi un passé commun et séparé, des souvenirs différents et complémentaires. J'avais beaucoup moins voyagé que Laure mais nous avions été dans des endroits différents et gardions au cœur les mêmes envies d'horizons lointains, d'autres ailleurs exotiques et fantasmés où nous nous rendrions ensemble comme nous étions déjà allés ensemble à San Francisco et Prague, au Costa Rica ou aux Seychelles. Nous nous arrêtâmes pour contempler des collages aborigènes qui me rappelaient des œuvres que cet art avait inspiré à ma mère en Calédonie.
Cependant les visiteurs commençaient doucement à devenir plus nombreux et Laure fut prise d'une montée d'angoisse, d'un sentiment d'oppression qu'elle avait déjà ressentie à plusieurs reprises quand il y avait de la foule. Ses jambes coupées la contraignirent à s'asseoir pour reprendre ses esprits et je lui pris la main pour la rassurer, la soutenir et dissiper un peu cette agoraphobie qui la prenait parfois depuis la fin du confinement. Nous finîmes la visite plus distraitement et plus rapidement, elle préoccupée par la foule qu'elle sentait autour d'elle, moi par son malaise. L'air du dehors apaisa Laure.
Nous retournâmes vers le Trocadéro pour nous restaurer sur la terrasse d'une brasserie en face du Palais Chaillot. Nous profitions des derniers jours de soleil et regardions la foule circuler à pied ou en voiture. Laure appréciait Paris pour son côté anonyme. Elle aimait dire qu'on pourrait s'y promener avec la tenue et la coiffure la plus improbable et que personne ne se retournerait pour autant. Elle concéda cependant que cette absence de pression sociale qui était pour la jeune femme comme une sorte de libération permanente avait cependant son revers. Elle raconta en riant comment étudiante à Paris, elle avait une fois renversé son sac à main et comment les passants avaient sans bouleverser du tout leur course habituelle piétiné ses affaires avant qu'un homme ne l'aide malgré tout à les rassembler et les ranger.
A Paris tu es libre, mais tu peux facilement être seul.
Cependant à ce moment, nous savourions surtout la liberté du lieu, le flot des langues du monde qui bourdonnaient sur cette place comme dans la plupart des endroits du Paris touristique. Nous sirotions notre café sans échanger autre chose que des regards depuis quelques minutes et je lui demandais ce qu'elle voulait faire à présent. "L'amour" répondit-elle avec un petit sourire. Nous nous levâmes pour payer puis nous engouffrâmes dans la bouche de métro surplombée par le Palais Chaillot. Nous avons passé le retour à nous regarder et nous caresser doucement la main, nous interrompant seulement pour courir de la ligne six à la ligne deux, par impatience ou peut-être simplement par mimétisme avec cette foule pressée qu'est la foule dans le métro.
Le restant de ce premier séjour parisien se déroula ainsi entre promenades en amoureux et échauffourées sensuelles et s'acheva par un dernier café en attendant nos trains qui nous ramèneraient l'un de Gare de l'Est, l'autre de Gare de Lyon vers nos provinces respectives. Nous avions décidé de le prendre place des Halles pour être à peu près à même distance de nos trains et avons savouré les derniers instants d'un séjour qui nous avait permis de partager physiquement notre première nuit. Nous avons bavardé au milieu de nos bagages pour le plaisir de nous regarder et de nous écouter. Nous finîmes par jouer à la rivière de mots, cherchant à être le dernier pour chaque lettre à trouver un mot de la langue française. Nous ne nous lassions pas de nous observer raisonner, s'arrêter sur des mots, rebondir sur le dernier mot de l'autre, partir sur une nouvelle association d'idées. Je lui écrivis aussi ma première lettre en réponse aux lettres bouleversantes qu'elle m'avait déjà envoyées. Elle lut cette lettre et en fut émue, puis elle me la rendit et me demanda de la conserver pour nous.
Peut-être avons-nous été les seuls à trouver un point positif au masque qui devait devenir l'emblème des années 2020, car il mettait en valeur de la plus belle des manières les yeux de l'autre. Ou peut-être bon nombre d'amoureux se firent-ils la même remarque. En effet, nous nous vîmes ainsi quelques fois durant l'automne, chaque fois étant comme une nouvelle victoire face aux restrictions sanitaires prises pour tenter de lutter face à la pandémie. Celle-ci en effet, après nous avoir permis de nous trouver semblait prendre un malin plaisir à menacer les rencontres que nous soustrayions difficilement à notre quotidien. Nous en étions conscients tous deux et nous appliquions à rendre ces bulles les plus belles possibles. Nous avons chéri chaque instant passé ensemble mais le prix à payer était une souffrance et un doute de plus en plus douloureux après et avant chaque retrouvaille. Durant ces périodes de doute, chacun se demandait quel était le sens de notre histoire, à quoi bon mentir ou se mentir ou si finalement cette romance n'était pas une cruelle distraction par rapport à la vie que nous avions à vivre. Dans ces moments, nous en venions à nous haïr de priver l'autre de sa vie ou à nous mépriser de ne pas savoir apprécier les proches que nous avions.
Mais après ces périodes du doute le plus poignant et le plus ténébreux, nous redécouvrions la beauté et la lumière que l'autre mettait dans notre vie et nous attendions avec une douce impatience la prochaine opportunité de se voir en comptant ensemble les jours.