Téléphone - Noël 2018
C'est alors que le téléphone sonne. Comme d'habitude, je décroche pour répondre. Le téléphone fixe n'amène que des télé-prospecteurs ou des huissiers, c'est à dire soit de l'ennui soit des ennuis, donc cela a fini par entrer dans mes attributions d'y faire face mais un 24 décembre au soir ce ne sera au pire qu'un téléprospecteur et je décroche le combiné sans appréhension.
C'est une femme dont la voix grasseyante trahit l'âge et l'ébriété. Elle me demande que je lui passe Aline. Interrogeant celle-ci du regard, je la vois faire des signes de refus et je répond qu'elle n'est pas là.
" Ben mon gars, Thierry Warnier se tape ta femme.
Ah…. répond-je, m'efforçant de traduire mon agacement par un ton glacé, heureux de l'apprendre.
Il la baise bien!
Tant mieux pour elle, bonne soirée, madame."
Le téléphone raccroché je lance à Aline d'un regard interrogatif:
" C'est quoi ce délire?"
Elle ne répond rien et détourne le regard.
"C'est pas vrai?" Ma question sonne comme une supplication. Je ne peux pas y croire et en même temps le poids de cette vérité me tombe sur les épaules. Une colère froide me gagne peu à peu, dirigée contre elle mais surtout contre moi.
Je m'en veux de n'avoir rien senti, rien vu, de ne pas avoir écouté les intuitions que j'ai refoulées ces dernières semaines.
Elle m'avoue qu'elle a eu un moment de faiblesse, qu'elle s'est sentie seule car je ne la regarde plus, ou qu'elle se sent comme une moins que rien quand je la regarde et que ce type qu'elle déteste en a profité. Elle me dit surtout que ça a été une histoire sans lendemain, un moment d'égarement, qu'elle a coupé les ponts avec lui.
Cela me suffit: la période qui s'achève n'a pas été facile pour elle, son licenciement pour faute l'a laminée. C'est par rapport à ce licenciement que sa copine Sylviane lui a parlé de son compagnon qui pourrait sans doute l'aider car il est délégué syndical. Au final Aline n'a rien fait pour contester cette décision et s'est retrouvée licenciée sans indemnités.
Durant toute cette histoire, je n'ai guère été présent, hormis pour lui conseiller vainement de ne pas se laisser faire, de contester, de poursuivre aux prud'hommes. Depuis quelques années, mon travail me mobilise plus qu'auparavant. Les enfants grandissant, je me suis rendu compte que j'avais besoin de m'investir dans quelque chose et mon boulot avait répondu à ce besoin. Pour la première fois, je me suis retrouvé à courir après des apprentis plutôt qu'à les réveiller et cela m'a transporté de joie voire de bonheur au moment où elle était en proie à la dépression la plus sombre.
Ainsi, il n'est pas surprenant qu'elle se soit sentie seule, qu'elle ait eu besoin d'être considérée et Warnier dont la réputation n'est plus à faire dans le voisinage a eu beau jeu d'en profiter. Aline s'est sentie seule, et cet individu a profité de sa solitude. Si elle s'est sentie seule c'est que je l'ai laissée seule. C'est la vérité et ce n'est finalement la faute de personne en particulier. Il ne reste plus qu'à tourner la page et aller de l'avant.
La seule chose qui me taraude vraiment est que cette infidélité ne peut être passée inaperçue. Notre village est dans une région dont la particularité architecturale est la beuquette, une sorte de lucarne située près de l'évier en roche de la cuisine dans les maisons de village. Cette lucarne permettait aux commères de beuquer, de guetter les mouvements et événements de la rue sans interrompre leur vaisselle ou leur cuisine. Certes, la plupart de ces fenêtres ne servent plus mais cela reste symptomatique d'un certain état d'esprit. Dans ces conditions, les allées et venues de Warnier ou d'Aline n'ont pu pas passer inaperçues, et je suis donc notoirement cocu.
Cela m'ennuie certes mais de toute façon je ne suis guère sociable, en tout cas pas avec son voisinage. Aline se promène fréquemment avec Faustine dans le village et n'est d'ailleurs jamais la dernière à commérer, mais peu de personnes franchissent le pas de la porte quand j'y suis. Ainsi finalement, cette nouvelle réputation je m'en fiche car je ne fréquente pas ces gens.
Nous nous couchons chacun de notre côté du lit ce soir-là, comme d'habitude en fait depuis quelque temps, avec un peu plus d'ostentation cependant de mon côté, préférant la compagnie des idées sombres que je rumine que la chaleur d'un dos auquel j'ai renoncé il y a déjà plusieurs mois.
Le lendemain est une journée morne, je ne lui reparle pas de l'incident de la veille et les heures passent avec lassitude jusqu'au soir. Si, tout de même, elle me parle sans même un début de gène de cette mégère qui a appelé la veille, qui est encore amoureuse de Warnier et dont Sylviane a appris l'existence. Elle s'est liée avec cette rivale dans l'idée de mieux surveiller son amant qui l'a déjà cocufiée à bien des reprises. Aline de son côté a déjà eu l'occasion de se moquer d'elle alors qu'elle avait appelé son amant tandis qu'elle était au lit avec lui. Tout cela, elle me le dit sans une once de gêne ou de culpabilité, comme une anecdote presque drôle dont elle serait victime autant que moi.
Cette femme est alcoolique, vit avec sa fille qui est sous le coup d'une procédure du Juge des Enfants pour se voir retirer les siens. Sylviane qui a surpris l'existence d'une relation entre son compagnon et Aline en a parlé à cette harpie qui un soir de beuverie a décidé de s'en prendre à cette putain. En effet ce coureur de jupons qui collectionne les histoires de cul tout en rêvant de retourner auprès de sa femme qui l'a mis dehors ne peut pas être coupable de quoi que ce soit. Le pauvre est un homme, et c'est connu, les hommes ne se contrôlent pas.
Ce soir-là, le téléphone sonne encore. je décroche à nouveau et entend l'autre folle traiter ma femme de salope que Warnier a bien baisé. Comme souvent les esprits malveillants elle a finalement peu d'imagination et si elle pense me blesser encore cette fois, elle en est pour ses frais. Je n'en ai plus rien à faire, et je réalise que ça fait déjà longtemps que c'est le cas. Mais je ne compte pas être importuné tous les soirs par cette pauvre femme et je suis moins facilement désarçonné qu'à une époque par la bêtise et la méchanceté des gens. C'est donc d'une voix froide que je lui réponds:
" Ecoutez madame, si vous souhaitez harceler une femme que ce connard s'est tapée, prenez l'annuaire et appelez un nom au hasard, vous aurez une chance sur deux de tomber juste car il baise tout ce qui bouge. Par ailleurs, je ne pense pas qu'une plainte pour harcèlement téléphonique serait du meilleur effet dans le dossier du juge qui doit examiner la situation de votre fille. Abstenez-vous donc de nous rappeler à nouveau ou je dépose plainte. Bonsoir, madame."
Aline me félicite avec effusion pour avoir mouché cette bonne femme mais je l'envoie paître d'un regard. Cette histoire commence à m'agacer, et à cause de sa maladresse ou de son égarement, mes enfants sont exposés à recevoir un appel de ce genre. Cela, je ne l'admet pas, et nous nous disputons ce soir-là.
Le restant des vacances de Noël se passe en périodes alternées d'ignorance et de disputes. Aline passe ses journées au lit ou se lève, pour me reprocher d'avoir chassé Nicolas de la maison, m'accusant d'en être jaloux, ou pour me reprocher de la considérer comme une moins que rien. Je la traite de plus en plus souvent en effet de putain, l'accusant de se faire sauter par l'autre tandis que je m'acharne à maintenir la maison à flot. Il n'est finalement pas si facile de pardonner et la tension devient à nouveau insupportable entre nous.
Le dernier soir des vacances je m'aperçois en surveillant le portable qu'elle a laissé sur la table de chevet qu'elle continue à entretenir une conversation avec son amant. Ce dernier s'inquiète de savoir si je ne la frappe pas. Je ne peux m'empêcher de répondre sur la messagerie: "Et toi, c'est pas ce que tu ferais?" puis je décide de l'appeler pour lui dire de venir récupérer sa pute. Je compose son numéro de fixe et tombe sur Sylviane qui refuse de me le passer car il travaille le lendemain. Je le traite dans le combiné de sans couilles puis je raccroche, frustré de n'avoir pu déverser ma rage Je jette Aline dehors ce soir-là, lui ordonnant d'aller dormir en face, chez son fils, que je ne veux plus que mes enfants dorment sous le même toit qu'une pute. Elle essaie de m'apitoyer, plantée devant la porte comme un chien sans son maître mais je ferme la porte à clefs après lui avoir dit de se barrer.
Le lendemain je retourne travailler et je passe la journée au bureau à répondre aux messages d'Aline, qui me rappelle les quinze années passées ensemble, les enfants que nous avons faits ensemble…. Elle réussit encore à m'apitoyer. Je cède et le soir elle est revenue à la maison.