Vacances bretonnes - été 2020
Laure me rappelait souvent que j'étais important pour mes trois enfants et qu'il était temps que je fasse des choses avec eux. C'était un conseil comme elle savait les donner, qui semblaient rejoindre la part de moi qui avait envie d'avancer sans oser. De ces conseils qui me secouent et me rappellent ce que moi je voulais faire, comme s'ils devinaient et encourageaient la partie de moi que j'aimais et qui peinait à s'exprimer en.dessous d'une gangue de désillusions, de fatalisme et de défaites.
Je m'étais donc décidé à rappeler une ferme où nous étions allés avec Aline, Perrine et Léo quelques années plus tôt et où nous n'étions plus retournés après que l'envie de quoique ce soit nous eût quitté, bien que l'endroit nous ait plu.
Je m'y étais pris assez tardivement et il ne restait plus guère de place qu'à la fin du mois d'août mais il restait tout de même des places. ce petit coin de Bretagne entre Dol, Saint Malo et Pontorson m'avait plu par son côté sauvage, pas trop éloigné de la mer mais en même temps à l'écart des nuées de touristes. Moins que jamais je n'avais envie de voir trop de monde, mais j'avais gardé un bon souvenir d'Yvette et sa ferme, de l'ambiance familiale et vacancière que j'aimais. Par vacancière, j'entends un endroit qui me procure deux choses que je cherche plus que tout quand je veux me ressourcer: ne pas avoir à courir d'un horaire à un autre, ne pas avoir à garder sans cesse un œil sur mes enfants.
Léo et Perrine à vrai dire étaient autonomes mais Florine était encore jeune et un petit coin de campagne sans voitures, sans voisins proches, avec quelques animaux de la ferme et pas trop loin de la plage et de la mer était parfait pour peu qu'il y ait des enfants avec qui elle puisse jouer, et il y en avait souvent chez Yvette.
Je regrettais un peu que nous ne puissions pas partir dès le début du mois d'août tant j'étais pressé moi aussi de me reposer et tant je craignais que Florine ne me harcèle sans cesse de la question : "Quand est-ce qu'on va à la mer?" Tous les enfants sont impatients mais je crois que ma petite dernière l'était particulièrement, au point parfois de me donner l'impression de ne pas profiter de l'instant présent. Ainsi passait t-elle les trois quarts de l'année à demander quand était Noël et le dernier quart à me demander quand était son anniversaire. Plus précisément, la bascule se faisait vers le lendemain de Noël… une fois qu'elle avait ouvert les cadeaux et avait un peu joué avec, elle pensait aux autres qu'elle aurait voulus et qu'elle aurait immanquablement à son anniversaire.
Peut-être y avait-il derrière ces demandes continuelles et répétées la crainte que les projets attendus s'effondrent au dernier moment, quelque chose à quoi le chaos de notre couple avait pu malheureusement l'habituer. C'était aussi la raison pour laquelle j'ai toujours évité de lui faire des promesses que je n'étais pas sûr de pouvoir tenir; trop de promesses avaient été faites à ses frères et sœur par leur mère, et ils avaient encaissé trop de déception pour garder la moindre confiance en sa parole.
La mienne n'avait heureusement été que rarement prise en défaut et toujours par des cas de force majeure et réellement indépendants de ma volonté ce qui fait qu'ils ont gardé confiance en ma parole et en moi. C'est une chose qui m'a toujours paru importante pour un enfant: la confiance en ses parents.
Mais je n'avais pu faire autrement que de dire à leur mère que j'avais des projets pour l'été et lesquels. C'était pour cette raison que j'avais réussi à négocier avec elle que les trois enfants viennent avec moi pour le mois d'août et restent avec elle pour le mois de juillet. Florine sut aussitôt que j'avais prévu de les emmener à la mer et je dus trouver une solution pour la faire patienter.
Je devais la faire patienter quinze jours. Alors que je parlais de cela avec Laure elle me dit que c'était pourtant un problème dont j'avais la solution et que tous les parents gèrent chaque année. Comme je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire, elle me parla avec simplicité des calendriers de l'avent. C'est ainsi que Florine connut dès le premier août le programme de chacun des jours qui nous séparaient de cette aventure.
Promenade au parc de jeux, fin d'après midi au lac, jeux à la maison, repas chez les grands parents, chaque jour avait son événement, et elle pouvait décompter chaque nuit qui nous séparait de notre odyssée.
Nous prîmes enfin la route vers l'ouest, vers les vacances. Après un printemps marqué par le confinement, nous étions tous les quatre heureux de sentir la mer qui se rapprochait. Il y avait aussi la joie de nous retrouver entre nous, loin d'Aline et de ce qui pouvait encore nous la rappeler, le sentiment enfin, après des années d'être une famille normale et de vivre à nouveau ce que les gens vivent.
La dernière traversée du Pont de Normandie m'avait laissé le sentiment étrange d'être perdu au milieu du ciel, une angoisse liée au sentiment de hauteur vertigineuse - au sens propre, aussi avais-je décidé de faire un crochet par Rouen. J'en profiterais pour visiter et montrer à mes enfants à quoi ressemble une grande ville. Je me souviens du petit crachin qui baignait le pavé et mes enfants en short d'été, déjà prêts pour les vacances.. Nous admirions les grandes rues piétonnes du centre ville: celle du Gros Horloge où nous nous arrêtâmes le temps d'en admirer les détails, le parvis de la Cathédrale, la place du Vieux Marché… Nous sommes entrés dans l'Aître de Saint Maclou dont Marie m'avait parlé une fois. Nous y avons détaillé toutes les sculptures d'ossements, les tibias croisés… Léo et moi avions apprécié le côté macabre de la décoration tandis que les filles écoutaient des musiciens qui répétaient devant des touristes en vue d'un spectacle à la fin de la semaine, tandis que les techniciens montaient une petite scène sous les arbres.
Nous avons ensuite emprunté le pont Guillaume le Conquérant pour traverser la Seine qui à cet endroit a déjà une largeur qui nous rappelait la proximité de la mer autant que les mouettes qui planaient au-dessus des eaux. Leurs piaillements sentaient déjà les vacances. En tournant la tête, nous voyions quelques grosses églises ou abbayes sur les hauteurs dominant la ville, par delà le pont Champlain. Ce pont débouchait au-dessus d'une petite aire de jeux où nous nous arrêtâmes le temps pour Florine d'en pratiquer tous les jeux. Ce pont a la particularité de donner sur cette aire à la fois par un escalier, ce qui est plutôt classique, mais aussi par un toboggan que Florine mais aussi Léo empruntèrent, et qui nous amusa tous les quatre.
Nous reprîmes la route et arrivâmes à la ferme en fin d'après-midi ou en début de soirée. On ne sait jamais trop en vacances quelle heure il est. On sait qu'il fait jour ou qu'il fait nuit; encore ne s'en rend-on pas toujours compte aussi radieux le ciel soit-il, quand la fête ou les conversations distraient trop l'esprit.
La ferme du Domaine avait changé, c'était indéniable, mais je l'ai retrouvée comme dans mes souvenirs, avec simplement des travaux plus avancés. Cette ferme avait une âme, une présence. Yvette aime répéter qu'il est des lieux qui ont une âme et que sa bâtisse est plus propriétaire d'elle que l'inverse. D'autres fois, elle dit d'une voix inspirée qu'elle se sent la gardienne de ce lieu, la responsable de sa perpétuation et qu'elle se sent tenue de la transmettre après elle, pas forcément à ses enfants, mais à la personne qui se sentira le même devoir de conserver et transmettre cette ferme.
Cependant, nous arrivâmes en fin d'après-midi, de cela je suis sûr car la cuisine et la terrasse fourmillaient et ce fourmillement était la caractéristique de l'avant-soirée. Les familles revenaient de leur sortie de la journée et préparaient le dîner.
Plus précisément les vacanciers arrivaient avec leurs ingrédients du soir et les déposaient à proximité du plan de travail flanqué d'un évier à deux bacs et d'une vieille gazinière. Ensuite les hommes s'asseyaient autour de la longue table, sur un des longs bancs, pour se joindre à Yvette et à ses voisins ou aux artisans restés discuter, après une livraison de farine ou un dépannage. Les femmes s'intéressaient à la discussion mais de plus loin et d'une oreille, car elles s'occupaient d'éplucher les légumes ou de cuire le repas. Parfois l'homme se levait pour donner un coup de main mais j'en vis assez peu d'autres que moi vraiment en cuisine.
Nous cuisinions ainsi les uns avec les autres dans une bonne entente et une bonne humeur dépaysante. Je surveillais parfois la cuisson pour telle ou telle autre et j'étais en retour prévenu alors que j'étais attablé que ma cuisson semblait bonne. Chacun lavait au plus vite sa vaisselle ou celle qu'il utilisait pour ne pas pénaliser tel autre qui aurait besoin de la place ou de la poêle ou de la casserole. Tandis que les conversations de l'après-midi s'éteignaient peu à peu à un coin, les assiettes apparaissaient de ci de là par groupes aux autres endroits de la tablée.
Ces groupes d'assiettes correspondant aux différentes familles se trouvaient presque par nécessité proche d'autres groupes et installaient les conditions d'un échange autour de la nourriture, un sujet de conversation tellement universel qu'il était fatalement commun à tous les convives, et en même temps tellement divers dans ses façons de l'appréhender qu'il permettait l'échange de vues et l'apport de chacun à la conversation générale pour peu qu'il le souhaite.
J'étais je crois l'avoir déjà dit, à peu près le seul homme à être le cuisinier principal de sa famille, ce qui pourrait s'expliquer si on restait à la surface des choses par le fait que j'étais père célibataire. Il y a une part de vrai là-dedans mais il est également vrai que j'ai toujours eu du goût pour la cuisine. Ce goût, j'avais dû comme bien des autres le brider pour m'épargner les critiques d'Aline ou ses grimaces, mais je l'avais libéré depuis mon retour à l'Echelle. Pourtant comme tout le monde je crois, il était des fois ou cela m'épuisait: chercher l'Idée pour le soir, finir par demander si quelqu'un a une idée, jauger l'énergie nécessaire à réaliser cette idée, et l'heure à laquelle nous mangerions compte tenu du temps des courses, faire les courses… je frôlais parfois le surmenage et Laure et d'autres mères me demandèrent pourquoi je ne me contentais pas parfois de boîtes de conserves, ce qu'elles faisaient pour leur part sans aucun scrupule. J'ai essayé de suivre leur conseil mais je n'ai que rarement réussi à le suivre.
Les boîtes de conserves ne m'attirent pas, à l'exception peut-être des raviolis en boîte. Quand j'en achète, c'est par une sorte de concession faite à l'urgence et par nécessité de maintenir le rite du repas pour mes enfants. J'ai trop vu notre foyer se vider de son sens à cause de la désertion de la table commune pour accepter l'idée qui pourtant se justifie que chacun mange dans son coin et à son rythme.
Dit comme cela, on pourrait croire que c'est par sentiment du devoir que je cuisine mais il n'en est rien.
Il y a dans la cuisine une sensualité profonde qui me touche le plus intimement qui soit. Que ce soit la sollicitation du toucher quand je pétris un hachis ou une farce, ou celle des yeux quand les oignons ou les poires se dorent, quand les poivrons caramélisent, quand je vois le gratin changer de forme, que ce soit l'odeur des épices ou celle de la vanille qui se répand dans la cuisine puis dans toute la maison, ou que ce soit le crépitement de l'huile ou du beurre qui me fait tendre l'oreille, tout mon corps est en fête quand j'utilise ma cuisine.
Il y a aussi ce plaisir du plaisir que je vais donner; je fais partie de ces gens qui s'attristent quand ils voient leur plat ne pas avoir de succès encore plus quand cet insuccès est mérité. Ce n'est pas une question de fierté ou d'échec mais cette impression d'avoir gâché une fête dont je me promettais de faire profiter mes convives. en cela je ne crois pas être très original, cette volonté de donner du plaisir est sans doute le ressort de tout artiste cuisinier, un plaisir des papilles qui encourage au bavardage ou aux confidences et également une sorte de mise à nu de soi: tout plat est à mon sens une offrande de soi aux autres ou tout au moins une projection de soi à destination des autres.
Nous sommes arrivés en fin d'après-midi donc et Yvette n'avait pas changé en cinq ans.
Cette forte femme a connu des douleurs et des tristesses dans sa vie et elle a pourtant ce caractère à voir le beau malgré cela. Ou peut-être en raison de cela. Au premier abord, elle semble nonchalante, mais cette nonchalance voile un esprit occupé en permanence, souvent par plusieurs choses à la fois, et capable d'écouter ton problème puis de repartir comme si elle avait d'autres chats à fouetter - ce qui serait souvent vrai- avant de revenir dix minutes plus tard pour te faire part des solutions à ton problème. A côté de cela, elle sait te faire sentir en famille tout en n'occupant pas tout l'espace des attentions.
Elle reconnut Perrine et Léo, s'extasiant sur les beaux jeunes gens qu'ils étaient devenus; Florine eut également son compliment, et moi aussi d'ailleurs, me donnant l'impression que j'étais parti de la veille et pas six ans auparavant.
Nos soirées se déroulèrent dans cette atmosphère paisible, Florine jouant partout dans la propriété jusqu'à ce que la fatigue la cueille, mes grands enfants restant dans la salle de réception où il y avait du réseau après manger,. Pour la même raison je me promenais quotidiennement jusqu'à la route et à une borne relais pour communiquer avec Laure, qui passait ses vacances en famille, non loin de Saint Malo, avant de revenir à la terrasse ou à la cuisine pour bavarder avec les enfants d'Yvette, qui ont à peu près mon âge ou avec les habitués.
Florine n'avait guère de souvenirs de la mer et elle adora les journées que nous passâmes à Saint Malo, émerveillée et un peu effrayée par les vagues qui n'évoquaient en rien le lac auquel elle était habituée. La finesse dorée du sable la faisait rire, et aussi la présence de Léo avec elle pour jouer dedans. Perrine et moi lézardions plutôt sur nos serviettes, interrompus de temps en temps par le retour de ma petite dernière venue réclamer à boire ou un goûter, et ne nous épargnant pas des grains de sable atterrissant sur nous, ce qui déclenchait immanquablement un cri de notre part.
Laure n'était guère loin, mais nous ne parvînmes à nous rencontrer fugitivement qu'une fois, le temps qu'elle se soustraie à ses enfants qu'elle avait emmené avec sa nièce et son beau-frère à la plage. Nous n'eûmes que le temps de nous enlacer et de nous embrasser brièvement avant de nous séparer, la mort dans l'âme. J'aimais Laure pour son instinct maternel aussi, et son souci d'épargner à ses enfants la déchirure d'un divorce qu'elle ne pouvait concevoir que douloureux, car ceux qu'elle avait connus autour d'elle l'avaient toujours été. Mais il m'apparaissait dans chacune de nos rencontres que jamais elle ne se résoudrait à me rejoindre et à partager ma vie et cette conviction s'est nourrie par la suite de mes propres manquements, qui la convainquirent de plus en plus que je n'étais finalement pas celui pour qui elle pourrait un jour risquer tout ce qu'elle avait construit.
Cependant cette fois, je n'éprouvais encore que la sorte de nostalgie que chacun ressent en rentrant de vacances, mêlée au souvenir encore frais des bons moments et à la joie de raconter ces bons moments en rentrant chez soi, dans son quotidien.