La côte rouge

Le soleil qui assommait la savane et se réverbérait dans les flots à sa droite ne faisait maintenant plus autant souffrir Andrado qu'auparavant. Il avait bien changé, et nul n'aurait pu reconnaître dans ce nomade à dos de cabrale, vêtu d'amples voiles bleus le jeune galant des fontaines de Drendar. Sa peau avait bruni et s'était endurcie au climat de Ta'armina dont il ne cherchait plus à se protéger, pas plus qu'il ne cherchait à présent à éviter les locaux.
Il s'était résigné à ne pas rentrer rapidement à Drendar et il avait décidé de se plonger à corps perdu dans la contribution à la fortune familiale et à la sienne proche en tirant le meilleur parti des ressources de ce maigre pays. La société expatriée avait vite tiré ses conclusions du comportement et des changements du jeune homme et s'était tournée avec sa nonchalance habituelle vers d'autres sujets de conversation, oubliant cette branche morte de l'arbre Dario. Sa famille avait bien sûr eu vent de ces extravagances mais le vieux Giuliano, soit par habitude des commérages soit par lassitude de son fils et de ses errances, n'avait pas trouvé à redire, et ce fut sans reproches paternels qu'Andrado avait commencé à s'habituer aux quelques gargotes de ce comptoir que ne fréquentaient que les indigènes.
Il y avait perfectionné sa connaissance du dialecte local. Il avait commencé par apprendre le nom que se donnaient les indigènes:Djiilébaani, puis avait su échanger des propos simples avec eux. Ils le reconnaissaient à présent et lui avaient donné un nom: Toubamuduni . Il y avait déjà gagné de meilleurs prix mais il avait pris conscience au fil de ses conversations que ces gens étaient des marchands eux aussi, et non des glaneux, des paysans. Il avait longtemps échoué à trouver un guide vers les villages de la Côte Rouge. Il connaissait par cœur la question: "bé taamé aw dougou fé" (je veux visiter ton village) et avait appris par habitude la réponse la plus courante: "ayii" exprimée avec toute la douleur que procure le fait de décevoir un ami qui serait presque un frère.
Puis il avait rencontré Aabou, que de mauvaises affaires avaient conduit à la ruine et à la déchéance. Trop honteux de retourner au pays, il était resté à Ta'armina, s'y faisait payer à boire en échange de menus services et avait flairé en Toubamuduni l'ami éternel qui ne le laisserait jamais dessécher. Il était même rentré à son service et dormait avec la valetaille, apprenant le djiilébaani à Bernabeu et perfectionnant celui d'Andrado.
Il avait accepté d'accompagner les deux hommes pour visiter quelques villages et s'y présenter. Il leur avait conseillé de partir discrètement et de le rejoindre à quelques lieues au sud, afin de tromper d'éventuelles méfiances des marchands indigènes, et des représailles éventuelles. Ils partaient chasser, une excentricité de plus, mais au moins une excentricité admissible. Pour les autres conséquences, on aurait le temps d'aviser au cas par cas.
Les cabrales se révélaient malgré leur apparence famélique robustes bien qu'un peu capricieuses. Elles supportaient par exemple mieux l'absence d'eau et de fourrage que les chevaux qu'on utilise en Elwen et s'avéraient relativement moins inconfortables qu'on aurait pu le craindre au vu des os qui saillaient un peu partout à la surface de leur pelage ras et rêche tandis que leurs cornes leur conféraient une certaine allure. Enfin, et c'était leur principal atout dans la comparaison, on les trouvait dans ces terres désolées où on n'aurait su trouver un seul cheval.
Le voyage avait été monotone, le paysage uniformément aride. hormis quelques arbustes épineux et des touffes de hautes herbes jaunes, on n'y voyait que du sable rouge et au loin les scintillements des montagnes de quartz qui intriguaient tant Andrado depuis son arrivée. Nul n'en était jamais revenu de ce que disaient tous les marchands, hormis quelques malheureux rendus définitivement fous et aveugles par la réverbération et les insolations. Des récits de ces malheureux on n'avait jamais pu extraire la moindre information sur la configuration sur la région et si la beauté des montagnes fascinait, on avait pris l'usage de les admirer de loin et de s'en remettre à ses habitants pour en fournir des marchandises de prix.
Au septième jour, les trois nomades étaient enfin arrivés à un village djiiléba. La première chose qu'ils avaient vue étaient des champs d'une sorte de blé rouge, aux épis bien moins fournis que dans l'Elrazadais et aux grains plus maigres. On voyait au loin au milieu de ces champs les petites silhouettes voûtées de paysans mais le trio avait poursuivi jusqu'à apercevoir les maisons villageoises. Faites de la terre du pays, elles étaient rondes et basses, couvertes de chaume pour le toit et parfois montées sur des pilotis. Quand Andrado avait demandé le pourquoi de ces particularités, Aabou lui avait répondu djiiginé (grenier) et boubaaga (termites). Après d'autres explications, le jeune homme comprit que c'étaient des greniers qu'on montait ainsi pour les protéger des boubaaga, des insectes qui d'après son guide construisaient leurs nids en terre séchée, et se révélaient particulièrement voraces, dévorant jusqu'au bois des arbustes chétifs de la région, à l'exception d'un seul, le banbaliyiri dont on gardait les rares branches mortes tombées au sol pour en faire ces pilotis qui mettaient les greniers hors d'atteinte de leurs mandibules rageuses. Andrado se promit d'en savoir plus sur cet arbre qui pour le moment se révélait dans les environs la seule vraie richesse potentielle.
Des enfants accouraient à présent autour des trois étrangers, les accompagnant en chantonnant Tsiginfé bisimla! tsiginifé bisimla! (bienvenue, étrangers) d'un air joyeux et lancinant à la fois. Ils étaient vraiment jeunes, à moitié nus, parfois vêtus de pagnes en laine, parfois d'écorces roulées autour de la taille. Ils étaient maigres pour la plupart, certains avaient des ventres légèrement gonflés. Des tout petits restaient assis à côté de leurs mères à l'ombre des murs des cases, et on leur voyait des ventres plus gros. Tout semblait maigre dans ce pays, et lorsque les villageois se furent assemblés pour contempler les étrangers, Andrado nota que peu de jeunes gens vivaient là. Il les pensait jusque là aux champs, mais il fut bien obligé de se rendre à l'évidence: il n'y en avait que peu. Il sentait un malaise le gagner et s'en ouvrit à Bernabeu.
"As-tu vu ces petits?
- Oui, excellence. Ils ne passeront pas l'année. Ils ne se nourrissent que d'air.
- Sainte triade....
- Son excellence n'en avait jamais vu?
- Non.
- Pourtant, il lui aurait suffi de traverser les ponts pour en voir."
Andrado réprima la colère qui montait en lui, il commençait à s'agacer de l'animosité de Bernabeu à son égard, mais préféra laisser son esprit se diriger vers d'autres sujets.
"Dis-moi, Aabou. Il n'y a rien à négocier dans ce village?
-Ils sont très pauvres, Toubamuduni, mais ils trouvent parfois des pierres brillantes."
Les villageois s'attroupaient petit à petit, les plus vieux avaient commencé à entreprendre le guide en djiilébani et celui-ci traduisit pour l'étranger qu'ils souhaitaient leur procurer le gîte pour le soir.
"Il se fait tard, Toubamuduni, mais je crains que nous ne fassions grande chère. Ils n'ont pas grand chose à nous offrir pour manger.
-Excellence, ce me paraît une mauvaise idée. Ils ont dû voir nos vivres, nous risquons gros à dormir ici. Nous ne sommes que trois, ils pourraient nous dépouiller et nous trucider ensuite.
-Tu te trompes, Toubaber, lui répondit le guide d'un air indigné, u man surukuu! " (Ce ne sont pas des hyènes)
Andrado avait reconnu le mot pour les loups bossus qu'il avait entendus déjà ricaner au loin, au milieu de la campagne.
-Toubaber, chez nous la fierté ne part pas quand la faim arrive! Tu peux être sûr qu'ils ne toucheront pas à nos vivres!
-Je vais plutôt faire confiance à Aabou, si tu n'y vois pas d'inconvénient, Bernabeu. Après tout, il connaît mieux le pays que nous. nous partagerons d'ailleurs un peu de nos vivres avec eux, ajouta t-il, pas mécontent que l'indigène ait rebuffé son serviteur.
-Bien, excellence, en espérant que le prochain village ne soit pas trop loin et pas aussi pouilleux que celui-là, grommela le serviteur.
-Baste, on reste là ce soir!"
Tous trois mirent pied à terre, au milieu des villageois à moitié nus sauf les plus anciens. Ils louchaient sur les peaux plus claires des étrangers mais les invitèrent à s'asseoir avec eux sur une natte à l'abri du soleil pour korofo, échanger des nouvelles. Ils parlaient vite et les deux Drendari peinaient à suivre, ne saisissant que quelques mots à la volée, et devant s'en remettre à la traduction de leur guide.
La nuit tombait et les femmes finissaient de s'activer autour des marmites. Le repas commença sous les étoiles, quand de grands plats et des calebasses furent amenés. Les invités furent invités à remplir leurs calebasses en premier d'une sorte de bouillie de grains où nageaient quelques-uns des morceaux de poissons séchés que les voyageurs avaient amené avec eux, puis les plats passèrent de mains en mains, chacun se servant à son tour sans cesser de discuter avec son voisin. A la fin, une femme reprenait les plats presque vides et allait les vider dans un autre grand plat à l'écart du groupe, où des individus encapuchonnés les emportaient pour aller les manger à l'écart.
Andrado demanda à son voisin, un vieillard aussi ridé que les pruneaux secs qu'on grignotait au pays, pourquoi ces gens mangeaient à part.
"u kan bubagamaau, u kan finyebanani, (ce sont des hommes termites, ils sont maudits, au sens d'impur) commença à expliquer l'homme, mais un autre vieillard se leva porteur d'une grande calebasse et tous s'interrompirent pour l'écouter.
[Suite]